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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

admise une fois pour toutes, je pourrais, même sans pain et sans parole, sans cérémonie d’église, effectuer l’Eucharistie dans le sanctuaire de mon imagination. Ainsi, on a d’innombrables poésies pieuses qui chantent uniquement le sang de Dieu, ce qui est une célébration lyrique, dithyrambique de la sainte Cène. Il y a là un essor sublime et douloureux à la fois : l’âme affective se représente le Sauveur martyrisé, elle s’identifie avec lui, elle est affectée des souffrances de son Dieu ; dans ces poésies l’âme humaine boit le sang divin tout chaud, tout pur, sans aucun mélange contradictoire et matériel ; dans cette extase poétique de l’âme religieuse aucun objet gênant ne s’interpose entre le sang et l’idée du sang. Le pain et le vin, ces deux singuliers véhicules, qui sont pour cette âme plutôt deux obstacles, n’existent plus.

Bien que l’Eucharistie, ou le sacrement en général ne soit rien sans le sentiment religieux, sans la foi, nous voyons la religion présenter ce sacrement comme une chose réelle en elle-même, comme une chose différente de l’être humain. De cette manière la vraie cause, la foi, n’occupe aux yeux de la conscience religieuse que le second rang, elle y devient condition ; tandis que la cause imaginaire, le sacrement, est élevé au premier rang. C’est là le matérialisme religieux dans toute sa force. Cette subordonnation de la réalité humaine sous la divinité illusoire, cet asservissement du subjectif par l’objectif, cet avilissement de la vérité logique et psychologique sous le joug de l’imagination, cette dégradation de la morale sous les pieds de la religion, tout cela produit à la fin nécessairement de la superstition et de l’immoralité. De la superstition, parce qu’on ne veut pas qu’un objet soit ce qu’il est pourtant en réalité ; de l’immoralité, parce que dans l’âme il y a scission entre l’action sainte et l’action vertueuse ou morale ; de sorte que la jouissance du sacrement, abstraction faite du sentiment moral, devient une action sainte, méritoire et salutaire. C’est ainsi du moins que les choses marchent dans la pratique, qui ne connaît pas la théorie sophistique de la théologie. Il y a là une contradiction irrémédiable sur le domaine de l’intelligence, on y viole la raison en appelant le noir blanc et le blanc noir ; qu’on ne s’étonne donc plus de rencontrer une contradiction au moins aussi envenimée sur le domaine de la morale. Chaque défi, que la théologie se plaît à faire au bon sens logique, va immédiatement enfanter un défi