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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

et chacun, les objets présents et les objets absents : je prends cette idée imaginative et j’en construis un être personnel auquel je donne le nom Dieu. Ceux qui se récrieront contre cette déduction psychologique et logique, ne connaissent pas la force particulière de l’imagination.

Mais voyez, toute cette superbe omniscience divine ne diffère que quantitativement de notre science humaine ; l’une et l’autre ont de commun la qualité du savoir : le monde physique est objet au savoir de Dieu et à celui de l’homme.

La religion, quand elle est utile au progrès, élargit l’horizon des connaissances et de la conscience du moi ; en religion l’homme est pour ainsi dire sub divo, sous la voûte du ciel, et il échappe aux étroites limites dont les objets physiques l’ont environné. La religion, dans son berceau, est bonne et naïve, elle veut affranchir l’homme des obstacles dont il est entouré : moins l’homme sait de l’histoire, de la philosophie, de la nature, plus il reste attaché à sa religion primitive et innocente. L’homme religieux ne sent point le besoin de cultiver son esprit ; Jéhova remplaça aux Hébreux le besoin de la civilisation, et le résultat en était que cette nation resta pendant longtemps en arrière des autres peuples de l’antiquité, par exemple des Hellènes qui cultivaient les beaux-arts et les sciences, dont Israël se détourna avec un superbe dédain : « Qui scientem cuncta scient, quid nescire nequeunt (Liber meditat. 26. Parmi les écrits apocryphes de saint Augustin) ? » L’homme sincèrement religieux a tout ce qu’il lui faut in nuce, il peut dire à toute heure comme le vieux païen Varron écrit dans la préface à son épouse : « Mon paquet est prêt, j’attends le rappel ; » mais le païen ne se laisse pas pour cela empêcher de percevoir et de méditer, de travailler et de jouir. Le païen est l’homme de la civilisation ; elle aussi triomphe des obstacles physiques, mais à la sueur de son front et en mettant la main à l’œuvre, tandis que l’imagination religieuse veut le faire par enchantement. La religion chrétienne, prise dans son essence, n’a donc point en elle un élément de civilisation ; elle proclame dans son altière humilité un principe transcendant qui la dispense une fois pour toutes de s’appliquer à une activité réelle et mondaine ; Dieu lui tient lieu de Tout. « Voulez-vous de la charité, de l’amour, de la fraternité, de la fidélité, de la constance, de la vérité, de la consolation, de la présence continuelle, adressez-vous