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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

Qu’est-ce que le Cœur ? C’est le sentiment de l’individualité.

Je suis − dit le Cœur, Je pense − dit la Raison. Cogito, ergo sum doit être changé en Sentio, ergo sum. Sentir, c’est mon existence ; penser, c’est ma non-existence. Quand on pense, on s’occupe des généralités, du genre, on oublie volontiers sa propre personnalité ; penser, nous l’avons déjà dit, est l’acte générateur transporté du monde matériel dans la sphère spirituelle. Dans la vie intellectuelle, des individus s’entendent s’ils appartiennent au même genre : autrement ils se resteront étrangers, il n’y aura entre eux que des malentendus de toute sorte. Le désir de se communiquer intellectuellement est analogue avec l’instinct sexuel ; le cerveau produit des travaux scientifiques, artistiques, industriels, politiques, tandis que le cœur produit l’amour sexuel.

La raison est froide, elle dit toujours : Audiatur et altera pars ; elle aime aussi ce qui n’est pas à sa hauteur. Le cœur se détourne de ce qu’il ne reconnaît pas pour son égal ; il sacrifie le genre à l’individu, tandis que la raison sacrifie l’individu au genre. Le cœur est comme le foyer domestique, la raison est comme la res publica des Romains. La raison, c’est le dieu de la nature, le cœur, c’est le dieu de l’homme ; c’est une antithèse comme tout ce que je dis ici, et le lecteur doit savoir comment il faut entendre les vérités antithétiques.

L’homme désire bien des choses que la raison et la nature lui refusent ; le cœur les lui donne. Ainsi, l’immortalité de l’âme, la liberté céleste du paradis, Dieu, tout ceci pris dans le sens supranaturaliste ou surrationnel n’existe que dans le cœur. Le cœur lui seul est subjectivement l’existence de Dieu, l’existence de l’immortalité individuelle. Pourquoi demandez-vous encore une autre existence objective ? Contentez-vous donc enfin de celle-là ! Ne cherchez plus à tâtons un Dieu en dehors de vous ; vous l’avez déjà dans vous, cette image allégorique produite par le caléidoscope de votre âme affective.

Le cœur est donc un sauveur, il affranchit l’homme des liens et des barrières de la nature ; la raison est un autre sauveur, qui affranchit la nature des bornes et des limites de la matérialité plate et vulgaire. Voyez enfin, une fois pour toutes, cette inséparable connexité qui existe entre la nature et la raison. La nature est même la mesure et la lumière dont l’homme doit se servir, pour ne pas s’égarer dans le labyrinthe d’un idéalisme supranaturaliste ; il faut qu’il