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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

Ce Dieu est celui des rationalistes ; ils ne veulent pas entendre parler d’un Dieu incarné, ils détestent le miracle dévoilé et franc, sans s’apercevoir que leur Dieu est un miracle voilé. « Mais un temps viendra, a dit Lichtenberg, où la foi religieuse du rationalisme ne sera pas moins appelée superstition que la foi ecclésiastique, un temps où le cierge d’église et le crépuscule rationaliste seront remplacés par la lumière de la nature et la raison de l’humanité. »

Le monothéisme subordonne la nature à l’être humain, le polythéisme l’être humain à la nature, et cette différence dans les religions est fondamentale : mais toutes ont cela de commun qu’elles choisissent pour objet une chose seulement en tant que l’imagination s’en occupe, n’importe le nom : Jehovah ou l’Apis, le Tonnerre ou le Christ, l’Ombre optique du corps humain (chez les nègres de la Guinée) ou l’Ame humaine (chez les anciens Parses), le Génie protecteur ou le dieu de la Digestion ; et l’on connaît assez mal l’essence de la religion quand on veut le découvrir avec le télescope, le microscope, le scalpel, ou le marteau du minéralogiste : Dieu n’existe que dans le sanctuaire de l’imagination dont il est l’essence.

Les dieux que l’homme se fait, sont chaque fois analogues à ses désirs. La nation hellénique adorait des dieux limités, parce que ses désirs l’étaient aussi ; les Hellènes, loin de vouloir vivre éternellement, désiraient seulement de ne pas mourir dans la fleur de l’âge ni d’une manière douloureuse : comme dans l’époque si heureuse de Kronos, disaient-ils, où l’individu humain au bout de sa carrière se coucha pour dormir, et ne se réveilla plus. Les Hellènes ne prétendaient pas être bienheureux, mais tout simplement heureux, ils se subordonnaient sans arrogance aux limites et aux lois naturelles, ils ne se désolaient pas, comme les chrétiens, d’être assujettis à l’instinct sexuel, à la faim et à la soif, au sommeil ; ils n’avaient pas encore le dogme d’une création tirée du néant, ils ne changeaient pas encore l’eau en vin. Ils changeaient le vin et l’eau en bon et vaillant sang humain, ils érigeaient le ciel de leurs dieux sur le fondement de notre terre. Le prince de leurs penseurs, Aristote, ce vrai Jupiter de la philosophie, qui ne connaît rien de plus sublime que de méditer sur l’univers, dit que Dieu est la pensée permanente ; c’est là un acte qui reste dans le cercle naturel des choses réelles et dans la nature humaine. Les chrétiens et les tal-