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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

Elles sont des idées nécessaires, sans lesquelles il n’y aurait pas de religion du tout ; elles se remplissent d’un contenu très divers en s’adressant à tel objet ou à tel autre, voilà les différences entre les religions. Ce contenu peut même être irréligieux ou contre-religieux, contraire à la véritable essence de la religion. Ainsi la chrétienne, loin de nous étonner par sa conformation particulière nous étonnerait si elle n’était pas telle qu’elle est ; elle répond à l’essence de la religion en général.

Le christianisme vint au monde moral, intellectuel, social, précisément quand ce monde dépérit. Les mille diversités et variations des religions de l’antiquité classique, avec tous leurs liens de nationalité et de morale, avaient été effacées et fondues par Rome, le monde classique s’affaissa nécessairement sur lui-même, il n’eut plus rien pour s’étayer. Une religion apparut donc, par contre-coup, dans une nouvelle phase, abstraite, nette, concentrée, plus adéquate à l’essence de la religion qu’aucune précédente ; comme quelquefois un enfant, membre d’une famille dépravée, se trouve tellement frappé de l’aspect du mal, qu’il en éprouve un désespoir sans nom et de là une antipathie immense pour le mal : cet enfant se replie forcément sur lui-même, et cherche dans le monde de son âme ce qu’il ne trouve pas dans le monde extérieur. Le bien, il est vrai, ne peut se reconnaître que par le bien, mais cela se fait aussi quand on le mesure d’après le mal : le sentiment du malheur que fait le péché, c’est le sentiment du bonheur que fait la vertu, ce sont des corrélatifs.

Les anciens philosophes païens, ceux des temps classiques comme ceux qui écrivaient sous l’empire des souvenirs classiques, Platon par exemple, ne s’élevaient pas à la notion de la vertu toute pure, parce qu’ils étaient distraits en pensant par des coups-d’œil politiques et nationaux de là des pensées louches et fausses, comme la communauté des femmes, l’avortement, l’exposition des enfants. Le christianisme était donc l’immense dégoût de l’homme pour ce qui avait été et qui était : après les jeux du Cirque chantés par Martial, l’hymne de Mallibranca : après le banquet de Trimalcion, la vallée de l’Absinthe : après les noces de Néron, la mort chaste et amoureuse de l’âme dans le Christ. Cela devait être, les lois naturelles ne se laissent jamais éluder ; après l’action, la contre-action. Voilà une explication triviale et profane, et pourtant juste.