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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

toutes les créatures, qui sont autant de simulacres de Dieu, tu posséderais Dieu toujours, partout et sans le moindre changement (I, 313), » et Luther : « Ici-bas nous avons encore affaire avec les choses, et Dieu en est caché à nos yeux, nous ne pouvons le voir de face en face dans cette vie ; toutes les créatures ne sont que de simples masques, des larves vides et vaines ; derrière elles se tient Dieu comme caché, et c’est de là qu’il agit avec nous par ce milieu (XI, 70). » La religion croit donc forcément que le mur entre le créateur et la créature disparaîtra un jour, de sorte qu’il n’y aura ni matière inorganique, ni corps humain ; alors l’âme pieuse restera seule au pied du trône éternel et chantera des hymnes en l’honneur de Dieu. D’où vient alors à la religion la connaissance des causes intermédiaires ? Évidemment de l’intuition naturelle, irreligieuse, ou du moins non-religieuse. La religion s’en sent embarrassée, et pour s’en tirer elle dit que les effets de la nature sont autant d’effets de Dieu. Mais d’un autre côté le bon sens arrive et dit : « Comment, les objets naturels n’auraient pas une activité réelle dans eux-mêmes ? Cela ne peut pas être, tu les calomnies. » La pauvre religion ne sait plus alors que faire ; elle appelle la notion de Dieu une notion positive, et celle du monde une notion négative, mais cela ne lui sert point à lever la difficulté entière.

Aussitôt que les causes intermédiaires sont mises en activité, et pour ainsi dire, émancipées de toute surveillance divine, l’affaire change de face la nature devient une notion positive, Dieu devient une notion négative. L’univers garde encore un reste de dépendance, mais presque imperceptible : il a été créé, il y a je ne sais combien de siècles, il est parfaitement indépendant depuis et basé sur lui-même dans toute l’étendue de son existence dans l’espace et dans le temps. Le Dieu créateur recule, il recule si loin en arrière que c’est à peine si l’œil l’entrevoit encore parfois à l’extrême limite de l’horizon comme un petit point disparaissant, comme un être hypothétique et dérivé ; il ne doit plus son existence si précaire qu’à la raison, qui ne saurait encore s’en passer tout à fait, parce qu’elle ne peut s’expliquer autrement l’existence de l’univers. Remarquez cependant que c’est la raison qui vient de considérer l’univers comme une machine inerte et morte, et qui maintenant se creuse la tête pour définir le principe moteur de cette machine ; c’est donc là la faute de l’intelligence encore faible