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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

que son Dieu aussi influence l’univers par des êtres dits intermédiaires ou médiats, ce Dieu n’en reste pas moins l’unique cause agissante ; ce qu’un autre homme te fait, il ne te le fait pas, aux yeux de la religion, mais Dieu te le fait, et l’autre homme, loin d’être cause agissante, n’y figure que comme instrument, comme milieu. Une cause intermédiaire est toujours une pitoyable chimère, un bâtard pour ainsi dire, un être qui n’est ni indépendant ni dépendant. Rien de plus dépourvu d’esprit et de logique, par exemple, que la théorie du fameux concursus Dei[1], de ce concours de Dieu, où Dieu, non content de donner la première impulsion, continue son influence personnelle dans l’action même comme cause secondaire. Cette doctrine, du reste, n’est qu’une manifestation particulière du dualisme contradictoire entre Dieu et Nature ; un dualisme qui n’a jamais cessé de tourmenter le christianisme ; voyez, sur tout ce que je développe dans ce chapitre, le livre de M. David Strauss, la Dogmatique chrétienne (II, paragr. 75 et 76).

La religion considérée dans son essence, ne donne pas un mot sur les causes dites intermédiaires : elle ne sait jamais répondre à cette question. Et cela doit être, car Dieu est séparé de l’homme précisément par la large zone de ces causes intermédiaires, bien que Dieu, considéré comme Dieu réel, ne soit rien autre chose qu’un être qui appartient au domaine des sens : Dum sumus in hoc corpore, peregrinamur ab eo qui summe est, dit Bernard (Epist. 18, édit. de Bâle à 1552) et Luther : « Tant que nous vivons, nous sommes au milieu de la mort (I, 331). » Ainsi la notion de l’autre monde est au fond la notion de la vraie religion, de la religion perfectionnée et émancipée de toute sorte de bornes et d’oscillations terrestres ; c’est là, nous l’avons déjà dit, le cœur de la religion, son âme ouvertement manifestée ; ici-bas nous croyons, là-haut nous voyons, cela signifie que là-haut il n’y aura plus d’intermédiaire entre Dieu et l’âme, et cela par cela même que l’unité immédiate de Dieu et de l’âme est précisément ce que la religion veut avant tout. Le prédicateur mystique Tauler rend très bien cette pensée dans les termes suivants : « Si tu étais seulement débarrassé de

  1. Que Bossuet était fier d’avoir formulé dans cette phrase aussi sonore que creuse : « Dieu mène, l’homme s’agite. »  (Le traducteur.)