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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

La religion est nécessairement incapable de comprendre ce que c’est que la nature organique et inorganique, elle ne voit donc que les manifestations de l’Être du mal dans les instincts, dans les émotions sensuelles, dans les mouvements subits : bref dans tout ce qui bouillonne et hurle au plus profond de cet abîme volcanique que nous appelons âme affective. La religion, qui regarde ainsi les phénomènes inexplicables du mal physique et psychique comme autant d’effets diaboliques, voit aussi nécessairement des effets divins dans les mouvements involontaires de l’enthousiasme et du transport. Delà cet horrible arbitraire par lequel la grâce de Dieu agit, delà les plaintes du croyant pieux sur l’incertitude où il est à l’égard de cette grâce aussi inconstante qu’irrésistible. Et cela doit être, puisque la grâce n’est essentiellement autre chose que l’âme affective. Cette âme affective, chaos toujours inextricable et violent, est pour les vrais chrétiens le vrai paraclet ; ces moments d’orage et de tremblement de terre, où l’axe de l’être humain craque et semble se briser, où la froide sueur devient du sang, où les passions et les raisonnements deviennent autant de spectres célestes ou infernaux, où le système nerveux tout entier tressaille comme une harpe aux cordes déchirées, à l’aspect soudain des profondeurs mystérieuses de l’âme d’où les sensations fanées et les sentiments ensevelis depuis longtemps surgissent tout à coup comme les revenants des morts — ces moments d’enthousiasme religieux sont précisément ceux où le chrétien savoure au plus haut degré son existence ; tous les autres ne lui sont que des pages blanches dans le livre de sa vie intérieure.

    nisme, mais les doutes sur la Bible, c’est-à-dire uniquement sur le salut éternel. Or, il dit encore qu’il a été cruellement tourmenté dans sa jeunesse par la signification de la grâce divine (l’influence arbitraire de ce Seigneur absolu qui s’appelle Dieu), dont dit saint Paul qu’elle justifie (rend apte pour entrer au ciel). Il appelle cette grâce aussi justitia Domini, justice divine, et après avoir médité dans des angoisses inexprimables sur ce terrible point pendant de longues années, il découvre que cette justice divine surnaturelle, qui justifie la créature en l’empêchant d’être condamnée par le créateur, est un acte entièrement volontaire de la sagesse de Dieu. Ainsi, la grâce de Dieu est seulement un autre nom pour liberté de Dieu ou justice de Dieu ; le sens atroce de ces trois mots reste toujours le même : c’est le caprice, l’arbitraire de ce roi absolu et paternel de l’univers, qui dit : Car tel est mon plaisir. Dieu, c’est le Démon.  (Le traducteur.)