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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

en soit, cette naïveté de l’homme incivilisé a quelque chose d’éminemment touchant ; l’autre monde n’est pour lui en quelque sorte que le désir de rentrer dans son pays, dans sa famille, chez les animaux qu’il a élevés et chassés, au milieu des forêts qu’il a si souvent parcourues ; les Nègres aux Antilles se suicidaient pour retourner ainsi en Afrique, les Germains et les Scandinaves antiques se donnaient quelquefois la mort pour aller joindre plus vite leurs frères d’armes au Walhalla. Dans les poésies d’Ossian (Trad. allem. d’après texte celtique, par M. Abiwardt ; note sur Carthoun) les âmes de ceux qui sont morts à l’étranger retournent sur les nuages dans leur patrie. Ce patriotisme borné en fait de religion est l’opposé du cosmopolitisme spiritualiste, qui fait voyager l’âme humaine d’un astre à l’autre.

Chez les peuples dits sauvages la croyance à l’autre monde est, au fond, la croyance au monde actuel et présent. Leur existence terrestres est à leurs yeux, même avec toutes ses limites et barrières locales, d’une valeur absolue : ils ne peuvent point en faire abstraction, ils la font continuer en ligne droite à l’infini et sans la moindre interruption. Mais là où l’on distingue entre ce qui est ici-bas et ce qui est là-haut, ce qui doit continuer, la vie d’outre-tombe devient une vie particulière et réellement différente de la vie terrestre. Remarquez toutefois que cette distinction transcendante aussi existe déjà chez les chrétiens dans cette vie : ils distinguent, on le sait, entre la vie mondaine, naturelle et la vie spirituelle, chrétienne ; les chrétiens sont ainsi censés mener déjà ici-bas une vie dont leur vie là-haut ne sera que la continuation. C’est donc comme chez les sauvages.

La seule différence qui y existe, est celle qu’on trouve toujours et partout entre la civilisation et l’incivilisation : celle-ci a une croyance moins abstraite et critique que celle-là.

Dieu n’est donc rien autre chose que l’essence humaine, purifiée de tout ce qui paraît à l’individu humain être une borne, une barrière, un obstacle, un mal quelconque : l’autre monde est de même l’essence du monde actuel idéalisé où tous les obstacles, tous les désagréments terrestres sont d’avance effacés.

La religion fait en ligne courbée ou plutôt circulaire le chemin que l’homme rationnel fait en ligne droite, qui est la plus courte. Elle revient fatalement toujours là d’où elle était sortie  : elle com-