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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

laissa voir déjà ce qu’on devait un jour attendre de lui en fait de logique scientifique et de violence. Le grand et noble hérésiarque de l’Orient, tout fantasque qu’il était, avait pourtant écrit au gouverneur impérial Marcelle une lettre éminemment rationnelle, rapportée par les scribes antimanichéens et, par conséquent, on ne peut plus authentique : « J’avoue que je ne puis voir sans un extrême étonnement qu’il y ait des hommes capables de dire (Act., p. 6 Épiphan., 6) que Dieu est le créateur de Satan, et l’auteur des mauvaises actions. Cependant, plût à Dieu que bornant là leurs attentats, ils n’eussent pas porté la témérité jusqu’à dire que le Fils unique de Dieu, qui est descendu du sein du Père divin, est l’enfant né d’une certaine femme nommée Marie, qu’il a été formé de la chair et du sang de cette juive, et qu’il est venu au monde par un accouchement tout fait ordinaire, comme un simple mortel, etc. » Comment Augustin ne voyait-il pas l’identité de son point de départ avec celui de Manès ? qu’ils appelaient tous deux la nature corrompue ? que, ce principe posé, il fallait marcher résolument aux dernières conséquences ? Condamner la génération physique, les plaisirs de l’amour, du vin, de la table, c’était bien dur peut-être, mais assurément logique ; or, en ne permettant aux manichéens que la jouissance des parfums et celle de la musique, leur chef était, au milieu de sa théorie antihumaine même, certes moins barbare et plus esthétique que l’évêque d’Hippone, malgré son éducation et ses études classiques, si vantées lui-même. Si vous flétrissez la matière, faites cela au moins avec décence, sinon avec élégance, aurait-on pu objecter à Augustin, c’est-à-dire à l’Église. Ou, par hasard, est-ce que vous croyez que le manichéisme, s’il eût triomphé, aurait amené à l’humanité des scènes si révoltantes par cynisme ascétique et par l’aliénation mentale, qui en est souvent résultat final ? par exemple, tout ce que la légende catholique raconte de sainte Élisabeth de Hongrie, et dont M. Montalembert (catholique et non manichéen) vient de donner une description si chaleureuse ? Ce roman de sainte Élisabeth est un résumé de toute la doctrine augustinienne sur le mariage, c’est l’hypocrisie incarnée ; vous voyez là une épouse très chrétienne qui a été mariée à l’Église, elle vit donc dans un sacrement, elle donne cinq enfants à son mari très chrétien, mais en maudissant l’amour sexuel, et en disant : Je veux que ma chair soit domptée. Une chrétienne ma-