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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

de la réalité. Le pouvoir de l’imagination humaine est sans bornes, par conséquent celui de l’Être-Suprême imaginé l’est aussi : en d’autres termes, le Dieu absolu c’est l’essence absolue de l’imagination et de l’abstraction. Rien ne m’empêche d’imaginer la non-existence de l’univers, ou l’existence d’un univers tout autre : voilà le Dieu qui crée et qui anéantit selon sa volonté illimitée, car cette énergie de l’imagination abstractive et productive de l’homme est si gigantesque, qu’elle doit l’effrayer au point de l’adorer comme si elle était un être à part, un Être suprême. Le véritable monothéisme ne naît que là où l’homme se fait centre de l’univers syndesmos hapantôn, le lien de toutes les choses, comme dit un orateur de l’Église primitive. En d’autres termes, l’homme est sous ce point de vue la clé de la voûte, de sorte que la thèse : « Dieu a créé le monde, » ne trouve son interprétation dans cette autre : « L’homme est le but de la création. »

Les rationalistes ne rejettent l’Incarnation de Dieu, que parce que leur Dieu est un masque derrière lequel il y a la nature telle qu’ils l’entendent, surtout la nature astronomique. Comment, demandent-ils avec indignation, l’Être-Suprême et universel, lui qui ne trouve d’expression adéquate que dans l’univers, aurait-il jadis pris la forme humaine, et cela sur notre globe qui n’est qu’un grain de poussière dans le grand tout ? Ce serait comme si l’on voulait concentrer l’Océan dans une goutte, et renfermer en une bague de doigt l’anneau de Saturne. Très bien ; mais les rationalistes oublient que ce n’est pas l’idée de Dieu, mais celle de la nature, qui les empêche d’ajouter foi à l’Incarnation, à la combinaison des natures humaine et divine ; que par conséquent le lien, le tertium comparationis entre Dieu et l’homme ne peut point exister dans l’être auquel ils ont prêté la puissance et les effets de la nature, mais dans cet autre être qui ressemble à l’être humain ; ils ont do c tort d’attaquer l’Incarnation dogmatique de cet autre être. Les rationalistes n’ont pas le courage de la rigueur logique ; s’ils l’avaient, ils comprendraient que, quand on appelle l’Homme-Dieu un fantôme, il faut absolument donner le même nom à leur Dieu, créateur de la nature : l’un comme l’autre est le produit de l’abstraction et de l’imagination, qui s’adorent elles-mêmes en s’élevant hautainement au-dessus de la nature. Le reproche de l’autolâtrie, de l’an-