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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

que, de sorte qu’ils présentent tout à la fois seulement ce que l’homme peut et doit être. Tous les hommes sont pécheurs, c’est très vrai, mais chacun l’est d’une autre manière ; tel homme est menteur, tel autre l’est si peu qu’il préférerait d’être tué que de mentir ; un autre penche vers les plaisirs du jeu, du vin ; un autre ne connaît aucune de toutes ces inclinations, soit par la force de son caractère, soit par la grâce de la nature. Ainsi, voyez les mortels se compenser entre eux en intelligence, en morale, en matière.

Chez les Hindous (Code de Menou) on n’appelle homme que celui « qui se compose de trois personnes, de lui-même, de son épouse et d’un fils » ; l’Adam terrestre de l’Ancien Testament de même se sent incomplet sans une compagne, et ce n’est que cet autre Adam du Nouveau Testament, l’Adam des chrétiens et du ciel, l’Adam de la fin du monde, le divin héraut qui annonce l’arrivée du dernier jugement, le Christ, enfin qui soit affranchi de tout désir sexuel. Malgré cet illustre modèle, la philosophie ne peut se défendre de contester le bon sens et la moralité de cette doctrine ; car la société est essentielle pour améliorer l’individu, et c’est principalement l’amour des deux sexes qui ennoblit et agrandit l’individualité humaine. L’amour sexuel est le sentiment de ce qui ailleurs nous apparaît comme réflexion : l’homme aimant prononce tout haut qu’il reconnaît pour insuffisante son individualité, tellement qu’il crie du fond de son âme après un autre être personnel, auquel il va s’unir pour former de deux individualités une seule. Le mystère de l’amour, c’est le mystère du genre triomphant de l’individu ; de là vient que l’amour est parfait, fort, fier, infini et indéfini à lui-même, bref, absolu ou divin ; il en est de même de l’amitié quand elle possède cette intensivité religieuse de l’antiquité païenne : « Haec sane vires amtcitiae mortis contemtum inpenerare… potuerunt ; quibus paene tantum venerationis, quantum Deorum immortatium ceremoniis debetur ; illis enim publica salus his privata tenetur (Valerius Max. IV, 7). » Cette sorte d’intimité des âmes et des intelligences était non-seulement un moyen d’être vertueux, mais la vertu commune elle-même, et les païens ennemis du christianisme avaient encore raison de dire : « Il ne peut y avoir de l’amitié que parmi des hommes vertueux. » Il va sans dire que dans l’amitié aussi les deux individus ne peuvent pas être ma-