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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

l’histoire du monde n’en avait pas encore vu. Je n’ai pas besoin, du reste, de dire ce que j’entends ici par culture et civilisation ; j’aurais voulu ajouter mondaine, si ce mot n’eût pas déjà reçu une signification suspecte ; mais ce qui est essentiel, c’est que le style évangélique, cet idiome si peu correct et précis, si insoumis aux règles de la langue hellénique, a été proclamé jusqu’à ce jour le langage de la révélation divine ; celui de Sophocle et de Platon, en effet, s’y serait mal accommodé : dans le christianisme l’homme perdit la faculté de se répandre avec sa pensée dans la nature de l’univers, et il y suppléa par l’exaltation, souvent sublime, mais aussi souvent vaporeuse et fantastique, d’un sentiment transcendant, c’est-à-dire par sa subjectivité sans bornes.

Remarquez en outre que l’homme, arrivé à cet état intérieur, ne distingue point une activité spirituelle supérieure à son imagination ; celle-ci crée des images, il la croit donc sincèrement créatrice réelle, et il se construit d’après elle son Dieu créateur de l’univers. Cet homme ne vit que par et pour l’imagination rêveuse, il ne peut distinguer entre une intuition subjective et une intuition objective ; l’imagination est pour lui une activité essentielle involontaire, tandis que pour nous, enfants disciplinés de la civilisation, loin de s’identifier avec notre être. elle constitue une puissance particulière, subordonnée à notre volonté ou du moins à notre conscience du moi. Peut-être cette interprétation du miracle paraîtra-t-elle superficielle à beaucoup de mes lecteurs ; je les prierai alors de se placer dans le premier âge de notre ère, où la réalité des objets naturels n’était pas encore un article sacré de la raison, où la croyance au miracle vivant et présent subsistait encore dans sa vigueur, où les hommes s’attendaient tous les jours à la fin de la création, où ils vivaient par conséquent dans une retraite théorique absolue des affaires du monde qu’ils touchaient, pour ainsi dire, sans le sentir, où ils appelaient enfin par tous les désirs de l’âme enthousiaste la réalisation de leurs espérances célestes : et on ne me trouvera plus que mon explication soit insuffisante. Quant aux miracles faits en commun, en présence d’une assemblée, la psychologie et la psychiatrie y donnent encore une réponse aussi rationnelle que réelle. Quelques-uns de ces miracles avaient probablement en outre une base physique et physiologique ; je ne m’en occupe pas ici, mon point de vue doit être celui de la critique religieuse. Si