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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

sans être précédé d’un temps imparfait sans modus, sans milieu, sans expérience. C’est à cause de cela qu’il flatte tant notre imagination, qui est une force sublime et irrésistible ; mais plus encore exemple, il affecte doucement notre âme. notre rêverie. Voyez, par exemple, Lazare : au moment où il est ressuscité, ses amis frissonnent, il est vrai, à l’aspect du pouvoir inouï qui leur rend tout à coup un frère bien-aimé, mais dans le même moment (l’action miraculeuse est indivisible et rapide comme l’imagination) où le grand miracle est fait, et Lazare se lève, ses parents le serrent dans leurs bras et le conduisent joyeusement chez eux, pour lui donner une fête de famille. Ainsi, le ton de cette narration évangélique est également doux et tranquille, on ne se douterait presque pas qu’il s’agit d’un miracle sans exemple. C’est là le ton caractéristique des légendes catholiques, qui, quand elles ont quelque valeur (ce qui ne leur arrive pas toujours) ne sont que l’écho du ton fondamental qu’on aperçoit dans ce récit biblique. Le miracle en général peut être regardé comme de la jovialité religieuse, et c’est principalement le catholicisme qui l’a cultivé de ce côté-là.

Les Apôtres étaient des hommes du peuple, le peuple ne vivait alors que dans une rêverie enfantine, et par conséquent dans un contraste on ne peut plus tranchant avec l’esprit civilisé. Les évangélistes étaient loin d’être des hommes scientifiques, et facilement le proverbe se réalisa qui dit : Vox populi vox Dei ; le christianisme plut au peuple, mais il déplut au philosophe, au poète, à l’historien classique. Les philosophes qui l’embrassaient, on l’a déjà remarqué, étaient des gens excellents, mais ils n’excellaient guère dans la philosophie ; tout homme qui avait encore un peu du génie classique de l’antiquité, se détourna de la nouvelle doctrine ou se tourna contre elle. Le triomphe du christianisme était identique avec la défaite de la civilisation et de la culture. Et cela devait être ; l’esprit classique, l’esprit de la civilisation est objectif, un esprit qui ne se détermine pas d’après des lois capricieuses, mais bien d’après des lois vraies, basées sur elles-mêmes, par la nécessité de la nature des choses, un esprit qui discipline rigoureusement ses sentiments et son imagination. Il fut supprimé par l’esprit chrétien, qui arbora comme principe la subjectivité illimitée, exaltée, extravagante enthousiaste, rêveuse, sans contre-poids et sans mesure, bref supranaturaliste. C’étaient deux antipodes comme