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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME


la force primitive, l’homme se croit par là fondé à supposer la base de nature une force réelle, toute présente. C’est l’homme dans son intuition esthétique (l’esthétique est la véritable philosophie première ; le goût et le dégoût, la sympathie et l’antipathie forment le fonds des rapports que l’âme de l’homme primitif a avec le monde) qui adore ce monde comme le vrai mundus et kosmos c’est-à-dire, l’ornement par excellence ; sous ce point de vue l’univers est pour lui la divinité. Certes, ce n’est que là qu’un Anaxagore a pu prononcer ce mot immortel[1] : « L’homme est né pour regarder et contempler l’univers ; » thèorein, horân, thèos, templum.

Une joie pure et presque indicible fait tressaillir l’âme du philosophe critique des temps modernes, quand il jette son regard en arrière dans les profondeurs des époques anciennes, et qu’il y rencontre ces héros antiques de la pensée qui eux aussi avaient largement ouvert leurs nobles cœurs au respect que la nature universelle inspire ; dans biogène Laërce on lit (II, 3, 6) que les mortels sont nés pour contempler le soleil, la lune, les astres ; d’autres penseurs, par exemple, les stoïciens, disent : Ipse autem homo ortus est ad mundum complandum et imitandum (Cicéron de nat. d.). Aux yeux des chrétiens et des juifs le bien moral n’existe pas par et pour lui-même, leur Dieu l’ordonne, donc il est bon ; de même la beauté universelle n’existe pas pour eux, par et pour elle-même, leur Dieu l’a faite, donc elle est belle. Il en doit être de même chez les mahométans : dans leur religion si grandiose et si monotone toute la dialectique compliquée du christianisme et du mosaïsme est tellement réduite, qu’il n’y reste plus que l’unité une et indivisible :« J’aurai toujours ce qu’il me faut (dit l’émir Saladin, dans Nathan le sage de Lessing) : un cheval, un glaive, un seul Dieu. » Ne nous arrêtons pas ici à quelques poètes mahométans, à Saadi l’immortel, par exemple, car ce n’est point l’islam qui parle par leur bouche divine, c’est la philosophie panthéiste, qui est plus grande que lui. La philosophie, ou si vous voulez, la théorie, c’est

    christianisme. Mais ce christianisme a triomphé, et il a employé sa victoire à nous donner deux fléaux au lieu du fléau païen détruit : la chasteté factice et la prostitution légale.  (Note du traducteur)

  1. Le christianisme n’a rien proféré de plus sublime : Aimez-vous les uns les autres est son parallèle, c’est la hauteur morale et pratique vis-à-vis de la hauteur théorique et intellectuelle.  (Le traducteur)