Page:Feuerbach - Qu'est-ce que la religion ?,1850.pdf/209

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
197
L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

ment exercer une influence narcotique en assujettissant l'homme à l'imagination. Des mots, oui des mots n'ont-ils pas souvent une force révolutionnaire irrésistible ? Plus d'une fois le monde politique s'est laissé changer par un mot. Personne n'ignore la puissance mystérieuse qu'exercent les mythes[1].

La parole de l'homme est divine, en d'autres termes : elle est une puissance immense et incommensurable comme la pensée, dont elle est le corps invisible. La pensée quand elle éclate, quand elle se révèle, quand elle fait naître son écho dans la nature, devient parole.

La parole, c'est comme la lumière spirituelle de l'univers ; elle dure, les hommes viennent et s'en vont. La parole, c'est la clef de tout secret et mystère ; elle représente le passé, elle fait disparaître les distances, elle transforme l'infini en fini, elle éternise le moment. La parole fait des miracles, les seuls qui, en harmonie avec la raison, méritent ce nom dont les théologies de toutes les religions et de toutes les époques ont si ridiculement abusé. La parole est le vrai consolateur du genre humain, le vrai Mithras, le vrai Paraclet. Qu'on se représente un individu humain, isolé et désolé, mais sachant et comprenant la langue humaine sans l'avoir jamais entendue, et que l'oreille de cet homme soit tout à coup frappée d'un mot quelconque prononcé par un autre homme : certes, ce mot l'impressionnerait comme si c'était la voix de Dieu, comme si c'était un archange en personne, ou la musique des sphères célestes. Le ton musical paraît être infiniment plus expressif que la parole ; mais ce n'est qu'une illusion. Ah ! qu'elle est grande et belle, cette puissance si magique et pourtant si naturelle de la parole ! Voyez ce pécheur sur son lit de mort, il ne veut, il ne peut expirer avant d'avoir confessé un crime qu'il avait su cacher durant

  1. M. Amédée Thierry (Hist, de la Gaule, 3) dit que cette croyance à la force magique de la croix, et du nom de la croix ou du Christ, fut rejetée par l'Église, mais enseignée par Lactance (Mort des perséc., 10 ; Origène, cont. Cels., 1, 67 ; 3, 36 ; Greg. Nazi., cont, Julian., 1). Il en résulterait que l'Élise primitive était plus naïve, plus religieuse, plus enthousiaste que l'Église secondaire, et je ne partage point l'opinion du savant historien quand il ajoute : Les doctrines théurgiques, si fort en vogue au IVe siècle, donnaient un grand crédit à de telles opinions ; ce fut avec ce caractère de matérialité presque païenne, etc, »  (Le traducteur.)