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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

destes en leur donnant le nom célèbre d’un Jéhova, d’un Jupiter, d’un Christ, d’un Brama, d’un Allah, pour prouver par là les prétendues vérité dogmatiques et rationalistes ; ils sont évidemment tout indépendants d’une foi religieuse quelconque, et leurs objets n’ont guère, aux yeux de la religiosité, une bonne valeur. Qu’on ne s’étonne pas, du reste, de ce que l’homme s’objective son essence, en la portant au dehors et la plaçant en face de lui ce phénomène, quand il s’appelle religion, n’est point plus singulier que quand il s’appelle poésie, personnification des sensations, dramatisation des doctrines sous formes de mythes et d’allégories, au point que l’homme se fait raconter par les animaux, les plantes et les pierres de la fable ce qu’il sait déjà et ce qu’il se dit, lui, à lui-même ; en un mot, quand l’homme matérialise au-dehors et redouble, pour ainsi dire, en signes et symboles les pensées qu’il a déjà dans sa tête, n’est-ce pas là un phénomène vital, une amplification organique de son être, et qui par conséquent est aussi clair, ou, si vous voulez, aussi peu explicable que tout autre phénomène primitif de la vie ?

La religion est un dialogue en poésie que l’homme prononce solennellement avec lui-même ; plus tard vient le dialogue en prose, la philosophie, qui est plus difficile. Mais les diplomates se trompent quand ils espèrent la permanence du dialogue en poésie : selon eux, l’état politique actuel est le nec plus ultra de l’essence humaine, et il n’était pourtant, pendant six mille ans, qu’un tissu des réciprocités les plus affreuses ; le droit s’y base sur l’injustice ; la liberté, sur la servitude ; la richesse, sur l’indigence ; la civilisation, sur la barbarie ; l’honneur du citoyen, sur l’infamie de l’homme ; la présomption des princes, sur l’humilité religieuse du peuple. Sous ce point de vue, la religion n’est rien autre chose que l’explication et le sanctionnement de l’exploitation politique et sociale ; mais heureusement les hommes sont inconséquents, ils renient parfois, dans la pratique, cette incroyable théorie qui leur dit : « Portez en patience vos souffrances ; j’ai souffert pour vous, souffrez aussi et m’imitez : tout vient de la volonté de Dieu. » Le chrétien est donc obligé, pour obéir à cette voix, de tendre à une vertu absolue, à un idéal irréalisable ; il se lance donc vers l’impossible, et ne réussit pas à obtenir le possible ; il cherche en théorie le ciel, et perd en pratique la terre ; il veut s’élever au-dessus de