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le prolétariat, désertant en masse, aille porter ses pénates et ses labeurs dans quelque lointain parage. Mourrait-il par hasard de l’absence de ses maîtres ? La société nouvelle ne pourrait-elle se constituer qu’en créant des seigneurs du sol et du capital, en livrant à une caste d’oisifs la possession de tous les instruments de travail ? N’y a-t-il de mécanisme social possible que cette division de propriétaires et de salariés ?

En revanche, combien serait curieuse à voir la mine de nos fiers suzerains, abandonnés par leurs esclaves ! Que faire de leurs palais, de leurs ateliers, de leurs champs déserts ? Mourir de faim au milieu de ces richesses, ou mettre habit bas, prendre la pioche et suer humblement à leur tour sur quelque lopin de terre. Combien en cultiveraient-ils à eux tous ? J’imagine que ces messieurs seraient au large dans une sous-préfecture.

Mais un peuple de trente-deux millions d’âmes ne se retire plus sur le Mont Aventin. Prenons donc l’hypothèse inverse, plus réalisable. Un beau matin, les oisifs, nouveaux Bias, évacuent le sol de France, qui reste aux mains laborieuses. Jour de bonheur et de triomphe ! Quel immense soulagement pour tant de millions de poitrines, débarrassées du poids qui les écrase ! Comme cette multitude respire à plein poumon ! Citoyens, entonnez en chœur le cantique de la délivrance !

Axiome : la nation s’appauvrit de la perte d’un travailleur ; elle s’enrichit de celle d’un oisif. La mort d’un riche est un bienfait.

Oui ! Le droit de propriété décline. Les esprits généreux prophétisent et appellent sa chute. Le principe essénien de l’égalité le mine lentement depuis dix-huit siècles, par l’abolition successive des servitudes qui formaient les assises de sa puissance. Il disparaîtra au jour avec les derniers privilèges qui lui servent de refuge et de réduit. Le présent et le passé nous garantissent ce dénouement. Car l’humanité n’est jamais stationnaire. Elle avance ou recule. Sa marche progressive la conduit à l’égalité. Sa marche rétrograde remonte, par tous les degrés du privilège, jusqu’à l’esclavage personnel, dernier mot du droit de propriété. Avant d’en retourner là, certes, la civilisation européenne aurait péri. Mais par quel cataclysme ? Une invasion russe ? C’est le Nord, au contraire, qui sera lui-même envahi par le principe d’égalité que les Français mènent à la conquête des nations. L’avenir n’est pas douteux.

Disons tout de suite que l’égalité n’est pas le partage agraire. Le morcellement infini du sol ne changerait rien, dans le fond, au droit de propriété. La richesse provenant de la possession des instruments de travail plutôt que du travail lui-même, le génie de l’exploitation, resté debout, saurait bientôt, par la reconstruction des grandes fortunes, restaurer l’inégalité sociale.

L’association, substituée à la propriété individuelle, fondera seule le règne de la justice par l’égalité. De là cette ardeur croissante des hommes d’avenir à dégager et mettre en lumière les éléments de l’association. Peut-être apporterons-nous aussi notre contingent à l’œuvre commune.

A. BLANQUI.