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Qui fait la soupe doit la manger

La richesse naît de l’intelligence et du travail, l’âme et la vie de l’humanité. Mais ces deux forces ne peuvent agir qu’à l’aide d’un élément passif, le sol, qu’elles mettent en œuvre par leurs efforts combinés. Il semble donc que cet instrument indispensable devrait appartenir à tous les hommes. Il n’en est rien.

Des individus se sont emparés par ruse ou par violence de la terre commune, et, s’en déclarant les possesseurs, ils ont établi par des lois qu’elle serait à jamais leur propriété, et que ce droit de propriété deviendrait la base de la constitution sociale, c’est-à-dire qu’il primerait et, au besoin, pourrait absorber tous les droits humains, même celui de vivre, s’il avait le malheur de se trouver en conflit avec le privilège du petit nombre.

Ce droit de propriété s’est étendu, par déduction logique, du sol à d’autres instruments, produits accumulés du travail, désignés par le nom générique de capitaux. Or, comme les capitaux, stériles d’eux-mêmes, ne fructifient que par la main-d’œuvre, et que, d’un autre côté, ils sont nécessairement la matière première ouvrée par les forces sociales, la majorité, exclue de leur possession, se trouve condamnée aux travaux forcés au profit de la minorité possédante. Les instruments ni les fruits du travail n’appartiennent pas aux travailleurs, mais aux oisifs. Les branches gourmandes absorbent la sève de l’arbre, au détriment des rameaux fertiles. Les frelons dévorent le miel créé par les abeilles.

Tel est notre ordre social, fondé par la conquête, qui a divisé les populations en vainqueurs et en vaincus. La conséquence logique d’une telle organisation, c’est l’esclavage. Il ne s’est pas fait attendre. En effet, le sol ne tirant sa valeur que de la culture, les privilégiés ont conclu, du droit de posséder le sol, celui de posséder aussi le bétail humain qui le féconde. Ils l’ont considéré d’abord comme le complément de leur domaine, puis, en dernière analyse, comme une propriété personnelle, indépendante du sol.

Cependant le principe d’égalité, gravé au fond du cœur, et qui conspire, avec les siècles, à détruire, sous toutes ses formes, l’exploitation de l’homme par l’homme, porta le premier coup au droit sacrilège de propriété en brisant l’esclavage domestique. Le privilège dut se réduire à posséder les hommes, non plus à titre de meuble, mais d’immeuble annexe et inséparable de l’immeuble territorial.

Au XVIe siècle, une recrudescence meurtrière de l’oppression amène l’esclavage des noirs, et aujourd’hui encore les habitants d’une terre réputée française possèdent des hommes au même titre que des habits et des chevaux. Il y a du reste moins de différence qu’il ne paraît d’abord entre l’état social des colonies et le nôtre. Ce n’est pas après dix-huit siècles de guerre entre le privilège et l’égalité que le pays, théâtre champion principal de cette lutte, pourrait supporter l’esclavage dans sa nudité brutale. Mais le fait existe sans le nom, et le droit de propriété, pour être plus hypocrite à Paris qu’à la Martinique, n’y est ni moins intraitable, ni moins oppresseur.