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FEUILLETON DU 11 OCTOBRE 1916

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LA ROSE DE JÉRICHO
par
FANNY CLAR

— SUITE —

La statuette de pierre rose gardait son mystère. Légèrement inclinée en arrière, sa tête frôlait un voile que les deux bras étendus retenaient, d’un déploiement d’ailes ouvertes. Un des genoux levé tendait l’étoffe de la tunique qui retombait en plis droits, laissant dans un contour indécis le reste du corps. Sur les lèvres entr’ouvertes errait un sourire.

Des années passèrent, apportant chacune davantage d’apaisement. Pierre se souvenant du conseil du vieil ami, « le travail comme antidote ! » se jeta dans le travail, acharné à se dompter. Il y parvint. Autour de Mabel, depuis longtemps mariée, trois enfants formaient une chaîne fraîche et blonde. Elle écrivait à Pierre avec régularité. John Saviston arpentant l’Asie pour des travaux géographiques, Mabel et ses enfants voyageaient souvent avec lui. Pierre suivait de la pensée cette vie nomade. Le cœur tranquille maintenant, il écrivait à Mabel ses recherches et Mabel s’enthousiasmait.

Ainsi, au cours de douze années, un peu chaque jour, Pierre était devenu le monsieur tranquille du cinquième, un savant d’un certain âge, l’avaient nommé de bonne heure, la concierge et les voisins.

Régulièrement, il sortait chaque jour, sa haute silhouette maigre heurtant souvent par distraction les passants. Régulièrement, chaque automne, il partait en voyage. Nul ne soupçonnait que tout l’enthousiasme de vivre dont un cœur ardent peut être possédé, M. Boissonou l’épandait dans son œuvre. Délaissant la froide classification qui fait si ennuyeuse l’histoire naturelle, il l’avait remplacée par une étude frémissante de vie chaude, où s’épanchait l’ardeur concentrée en lui. Quantité d’êtres, sans qu’on s’en doute, dédaignés par le bonheur, mettent dans une besogne, parfois même vulgaire, tout ce qui meurt en eux de sentiment étouffés.

Les livres de Pierre palpitaient de tendresse. L’indépendance que lui avait donnée son vieil ami, permettait au naturaliste de mettre au jour un volume, sans attendre de lui le pain quotidien. Il en gardait une reconnaissance émue à la chère mémoire et ne supposait plus que nul orage pût venir le troubler, désormais.

Il en fut ainsi jusqu’à certain après-midi d’un mai ensoleillé.

Fréquemment Pierre partait à Colombes visiter son ami Chemargues.

Marcel Chemargues, petit homme brun et myope, sanguin, brusque, coléreux, formait avec Pierre, son aîné de quelques années, un saisissant contraste. Ces sortes d’amitiés, qui inquiètent les étourdis, s’expliquent par la passivité plus ou moins consentie de l’un des amis. Le naturaliste appréciait le tempérament de prime-saut, porté aux jouissances matérielles, mais cordialement dévoué du professeur, tandis que celui-ci goûtait hautement chez Pierre, une inaltérable bonté.

Le naturaliste quittait au matin la rue de Douai et venait déjeuner dans la salle