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esclave, ne pourront plus raconter les fastes de la plantation.

J’ai dit la vie de l’esclave. À celle du maître, jamais narrations ne firent défaut. Puissance, talent, richesse tenaient la plume. — J’ai saisi la mienne au nom du nègre vendu, battu, dégradé, conspué… relevé !

Cette vie de l’esclave, n’est-ce point ma vie ? Asservi, fugitif, errant, bataillant, victorieux, n’ai-je point le droit de dire à quiconque porta les fers : ils m’ont blessé ! À quiconque affronta les périls de l’évasion : je les ai bravés ! À quiconque lutta pour l’indépendance : j’ai combattu ! À quiconque savoure les joies du triomphe : elles m’illuminent le cœur !


On a souvent dit de moi ; que j’étais le créateur de ma fortune, l’architecte de ma position. On m’a donné ce beau titre : self-made man. À Dieu ne plaise que je le désavoue ! Mais, regardant en arrière, je vois aux lointains horizons tant de mains secourables étendues vers moi, tant d’amitiés éclairées, tant de cœurs fidèles, de si étonnantes faveurs des circonstances, que je m’écrie : Sans eux, sans ce concours des fraternités humaines et des événements propices ; toute mon énergie, jointe à toute ma persévérance, ne m’aurait pas empêché de charrier, quarante années durant, les tonneaux d’huile sur les quais de New-Bedford, d’y scier les planches, d’y brouetter le charbon, d’y charger, d’y décharger les navires baleiniers ; piquant çà et là quelque job au hasard de l’aventure ; tenant pied, heure après heure, à la misère ; gagnant morceau de pain après morceau