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Et je contemplais avec fierté notre navire : mon brave man of war[1] ! Et je comptais, le cœur palpitant, ses cent matelots, ses cinq cents soldats : mes concitoyens ! Et mon esprit se dilatait en la compagnie de mes co-délégués, tous gentlemen, savants, politiques : individualités d’élite, société choisie, que présidait le capitaine Temple — maintenant Commodore — avec une dignité qu’égalait sa courtoisie. Fils de la marine américaine — un corps que distinguent ses aristocratiques tendances — je m’attendais à quelque froideur de sa part. Il n’en fut rien. Commandant, officiers, supérieurs, inférieurs, tous rivalisaient d’urbanité.

Qu’on y songe : Un homme de couleur, assis à la table du capitaine ! — Jamais fait pareil, ne s’était produit dans les annales de la marine américaine ! Jamais pareil spectacle, ne s’était offert aux regards d’un équipage de man of war ! — Si quelques-uns semblaient embarrassés, presque hostiles, c’étaient deux ou trois spécimens de ma race, en service dans les cabines et les salons. Pour eux, je restais le nègre, Frédérik Douglass, soudain élevé au-dessus d’eux, par un caprice du sort. Ils ne savaient comment s’y prendre avec moi ; la même gêne me rendait gauche envers eux. — Peut-on s’étonner de leurs hésitations ? L’école avilissante de l’esclavage, ne leur avait-elle point enseigné le servile respect du blanc, l’abject mépris du noir ? Ma présence sur le Tennessee, les égards dont j’étais l’objet, leur donnaient, sans doute, une autre leçon ; mais celle-là

  1. Littéralement : homme de guerre.