Page:F.Douglass, Mes années d'esclavage et de liberté, 1883.djvu/259

Cette page a été validée par deux contributeurs.

triotes ; le mot du président : « Changer de cheval au milieu du torrent n’est pas sage ! » nous revint à l’esprit. Tribune, correspondance, journaux, tout nous servit pour battre en brèche la candidature de Mac-Clellan. Mais ce qui la mit par terre, ce furent les boulets de Grant et de Sherman. Ceux-là, jetés dans les urnes, en firent jaillir le nom de Lincoln.

La veille de l’inauguration (mars) je me trouvais chez le chief justice Chase. Il allait, dans quelques heures, faire prêter serment à Lincoln. La joie nous débordait ; et comme des grandes, elle se répand volontiers sur les petites choses ; une fois le thé pris, j’aidai mistress Sprague, fille chérie du chief justice, à lui essayer la robe officielle, battante neuve, qu’il devait revêtir le lendemain.

Quatre années auparavant, la première élection de Lincoln avait exaspéré le Sud ; cette élection-ci, la seconde, trouvait le Sud à ce point extrême de violence, qui confine à la folie. Le Sud ne venait-il pas d’appeler l’esclave à son secours ? L’esclave dans ses armées ? L’esclave sous les drapeaux de Jefferson Davis, le sangleur d’esclaves, contre Lincoln le libérateur ?

À pareilles démences, tous moyens sont bons. Je sentais l’assassinat dans l’air. Les confédérés avaient des amis, même à Washington : des amis nombreux, riches, puissants. Et tandis que le cortége suivait lentement Pennsylvania Avenue, je me disais qu’une balle, partie on ne sait d’où, pouvait changer la fête en funérailles, la joie en désolation.

Je me plaçai sous les murs du Capitole, de manière à tout voir, à tout entendre.