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sous de zéro. La table, vierge de peinture, nappe ou vernis, montrait hardiment les veines du bois dont elle fut tirée. Pas d’aide. Mère et filles servaient, en personnes qui mettent là leur plaisir et leur honneur. La maison reflétait le caractère de ses habitants : sans apprêt, sans faux-semblants, sans réticences. Je ne fus pas longtemps à voir qu’elle avait un maître, et que ce maître, le père de famille, répondait bien à ce titre de chef, que lui veut saint Paul. Sa femme croyait en lui, ses enfants le vénéraient, sa parole faisait loi. Rarement je me sentis en présence de si robuste, de si biblique virilité.

L’homme était maigre et musculeux, taillé sur le vrai patron yankee, prêt à toute bataille comme à tout labeur. Vêtu de gros drap américain, chaussé de bottes en peau de vache, cravaté du même cuir, cinquante ans à peu près, il se tenait droit comme un pin de montagne. Il avait la tête longue. Ses cheveux, rudes, abondants, qui grisonnaient, descendant le long des tempes, se relevaient sur le front étroit et haut. La figure, scrupuleusement rasée, laissait voir en plein, et le menton fortement accusé, et la bouche large, carrée, énergique. Quand il parlait, ses yeux, d’un bleu gris, s’emplissaient de lumière. Quand il marchait, c’était au pas de course, absorbé dans ses pensées, oublieux des choses et des gens. — L’homme, vous l’avez deviné peut-être, s’appelait John Brown : un des plus grands héros de l’histoire américaine.

D’emblée, nous entrâmes au cœur du sujet qui nous possédait tous deux. En un langage amer, le capitaine