Page:F.Douglass, Mes années d'esclavage et de liberté, 1883.djvu/192

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de ce vieillard au large cœur, il nous sembla prononcer l’adieu suprême qui se bégaye sur la tombe d’un ami.


J’emprunte à ma correspondance avec M. Garrison[1], quelques-unes de mes impressions d’alors :

« … Américain par la naissance, je n’appartiens à aucune nation. Mon pays a reçu l’enfant en esclave, traité l’homme en esclave ; j’y suis étranger et voyageur, comme y furent mes pères avant moi. Que le patriotisme existe, je l’admets ; que l’amour du sol embrase l’âme humaine, je reconnais le fait philosophique ; mais sentir cette émotion, mais brûler de cette flamme, je ne le puis. Si jamais quelque velléité patriotique s’éveilla dans mon cœur, elle en fut chassée par le fouet. — Oui, je me prends parfois à contempler l’azur du ciel américain, ses forêts immenses, ses champs fertiles, ses fleuves aux puissantes ondes ; mais quand je me souviens du sang de mes frères qu’ont bu ces terres où ondoient les blés, des larmes que ces fleuves ont portées à la mer, des outrages à mes sœurs qu’ont vus ces fermes opulentes ; l’indignation me saisit. Une parole élogieuse, tomber de mes lèvres sur le sol américain ! jamais. L’Amérique ne permet pas à ses enfants noirs de l’aimer. Dieu ait pitié d’elle ! Dieu lui donne la repentance avant qu’il soit trop tard ! Je prierai, je travaillerai, j’attendrai jusqu’à l’heure — cette heure sonnera, j’en garde la foi — où l’Amérique ouvrira son

  1. Publiée dans le Libérateur.