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Les véritables proportions de la distance nous demeuraient inconnues ; nos maîtres la faisaient incommensurable. Tout comme ils affirmaient leur pouvoir illimité, ils déclaraient sans bornes les États esclavagistes. Je possédais quelques brins de théologie ; de géographie, pas un mot. Qu’il y eût des États du Nord où régnait la liberté, je le savais ; le nom de ces États, je l’ignorais. Quant au Canada, on m’en avait parlé comme d’un pays où cygnes et oies sauvages, se réfugient contre les ardeurs de l’été.

Ce n’est pas tout. Dans l’épaisseur de chaque bois, les chasseurs de nègres fugitifs se tenaient aux aguets ; chaque bac avait son gardien, chaque porte sa sentinelle, chaque frontière ses espions. Repris, nous étions déchirés, mutilés, assassinés !

Nul ne se fera l’idée des visions qui passent en telles conjonctures, devant l’esprit du nègre ignorant. — Des deux côtes : fuite ou servitude, se tenait la mort. Perdus au désert, enragés de faim, nous nous dévorions les uns les autres. Après une lutte horrible, les flots nous engloutissaient. Poursuivis par les chiens, nos os craquaient sous leurs dents. Piqués des scorpions, mordus des serpents, l’eau, la terre, le feu, la nudité, l’inanition, les voleurs d’hommes, tout avait raison de nous.

Et cependant, rien ne rendra l’agonie de l’esclave, lorsqu’il sent vaciller en lui sa résolution de fuir.

« — Donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort ! » s’écriait Patrick Henry, le grand orateur, dans un emportement d’éloquence. C’était beau. Ce l’est bien plus quand l’esclave, taciturne, seul avec lui-même,