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Nos maîtres avaient l’œil perçant. Habiles en l’art de déchiffrer la physionomie humaine — leur salut dépendait de leur vigilance, il y allait de leur vie et de leurs biens — conscients de l’iniquité qui nous tenait sous le joug, sachant ce qu’ils feraient à notre place ; ils veillaient, épiaient, lisaient au fond de nos cœurs ; saisissant, avant qu’elle fût éclose, la moindre velléité de fuite ou de rébellion !

Tempérance inusitée, apparente abstraction, silence, babil, gaieté, tristesse, tout leur était matière à soupçon. Souvent même, procédant à la façon des inquisiteurs : — Avoue ! criaient-ils à l’esclave foudroyé sous leurs accusations : — Tu as le démon déserteur au corps ! Avoue, sinon je l’en fais sortir à corps de fouet !

L’esclave, tantôt avouait le projet qu’il n’avait pas formé ; tantôt, se taisant, était sanglé quand même.

Cette bonne vieille maxime : « Un homme doit être tenu pour innocent tant qu’il n’est pas prouvé coupable » n’avait pas cours dans les plantations.

En dépit de notre réserve, l’attention de M. Freeland semblait éveillée ; il nous suivait de plus près. — On se voit rarement soi-même sous l’aspect qu’on présente aux autres. Nos physionomies et nos manières, si bien faites, pensions-nous, pour calmer les craintes, trahissaient à quelque degré nos plans. Je me rappelle à cette heure maintes étourderies : cris de joie intempestifs, airs triomphants, fragments d’hymnes ; autant de symptômes révélateurs.

« Ô Canaan, doux Canaan
Je pars pour Canaan !