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rience et mes observations, servaient plus à réprimer l’esprit d’insurrection chez l’esclave, qu’à le délasser ou le réjouir.

Notre âme est prompte à regarder par delà. Le par delà du noir, c’est la liberté. En plaçant les congés de Noël, cette indépendance de huit jours, à l’horizon prochain du nègre ; les maîtres empêchaient ses désirs de s’élancer vers de plus brillants lointains.

Noël en avant, le noir songeait aux visites à la fiancée, à la femme, aux enfants ! Danse, jeux, wisky, profits menus et gros, possédaient sa pensée, bornaient les perspectives, verrouillaient la prison. — C’est ce qu’il fallait aux maîtres.

Et ce qui leur convenait, c’était, jusqu’à un certain point, l’abrutissement du noir. — Fronçant le sourcil à toute récréation virile, les maîtres favorisaient tout bas plaisir. Je les ai vus exciter leurs nègres à l’ivresse, établir entre eux des paris à qui boirait le plus ! Et quand les malheureux étaient ivres-morts, les maîtres applaudissaient. — On gouverne plus aisément une bête qu’un homme ; on la tient mieux en main.

Souillant ainsi notre liberté de quelques heures, la marquant du stigmate de l’abjection, nos maîtres pensaient nous dégoûter de l’indépendance.

En une certaine mesure, ils y réussissaient. Les vacances terminées, la tête encore vertigineuse, trébuchant hors de nos fanges, aspirant une large bouffée d’air pur, nous reprenions, allègres, le chemin des champs, trouvant le travail meilleur, au bout du compte, que les ignobles loisirs par où les maîtres nous avaient dégradés.