Page:Féron - Le siège de Québec, 1927.djvu/62

Cette page a été validée par deux contributeurs.
60
LE SIÈGE DE QUÉBEC

— Hélas ! soupira fortement La Pluchette en cachant ses yeux, c’est le chagrin…

— Hein ! exclama Regaudin, y aurait-il par hasard un chagrin dans votre tasse ?… En ce cas je l’avale pour vous en dégager.

Il saisit la tasse de la jeune fille et la porta à ses lèvres. Pertuluis l’arrêta.

— Hé là ! hé là ! Regaudin, je veux partager ce chagrin de mademoiselle !

Il arracha le gobelet des mains de son compagnon et le vida d’un trait effrayant.

La Pluchette se mit à rire.

— Mon chagrin, dit-elle, n’était pas dans la tasse…

— Non ? fit Pertuluis avec un air de regret.

— C’est dommage ! dit Regaudin.

— Il était dans mon cœur !

— Dans votre cœur !… Bonté divine ! s’exclama Regaudin en joignant les mains.

Ventre-de-biche ! mademoiselle, balbutia Pertuluis, il faut l’extirper, le maraud, avant qu’il n’empoisonne votre cœur !

— Il faut tuer la vermine dans l’œuf, comme on dit ! assura Regaudin.

— Impossible, mes gentilshommes, il demeurera !

— Eh bien ! cela étant, mademoiselle, nous nous partagerons votre cœur, dit Regaudin, avec un air si sérieux que La Pluchette faillit pouffer.

— Juste, approuva Pertuluis, afin que nous partagions votre chagrin.

— Merci, mes bons gentilshommes, répliqua La Pluchette d’une voix gémissante. Mais pour me débarrasser de ce chagrin, point n’est besoin de donner mon cœur en partage.

— Ah bah ! fit Pertuluis dépité.

— Je vous l’avoue franchement, mes gentilshommes, je n’aurais besoin que de vos bonnes consolations et de votre haute protection.

— C’est donc que vous souffrez plus que vous ne laissez paraître ? souffla Regaudin.

— Si je souffre… mais je souffre atrocement !

— Mademoiselle, murmura Pertuluis, je vous prie de nous confier vos peines et misères, et, foi de Chevalier de Pertuluis, nous les occirons tous et jusqu’au dernier comme des morveux qu’ils sont !

— Nous leur ferons une guerre acharnée, dit à son tour Regaudin, tant et si bien que demain vous serez comme régénérée, biche-de-biche ! Et alors votre cœur, de lourd qu’il vous semble ce soir, deviendra plus léger et d’une aile agile volera vers ses amis.

— Eh bien ! mes gentilshommes, voulez-vous savoir ce qui me crève le cœur ?

— Si nous voulons le savoir…

— Pauvre petit cœur ! soupira Regaudin en portant une main à ses yeux.

— Allons, Regaudin ! gémit Pertuluis, ne me fais pas pleurer. Et dites donc ce qui vous crève le cœur, ma belle enfant ?

Rose Peluchet parut hésiter, elle rougit, baissa les yeux et balbutia :

— C’est la perte de mon tout p’tit…

Pertuluis sursauta sur son escabeau, et Regaudin dégringola de la table.

— Biche-de-bois ! fit ce dernier, comme vous m’avez fait peur !

— Ventre-de-grenouille ! grogna Pertuluis en reprenant haleine, vous me faites oublier que je n’ai pas vidé mon sixième carafon !

Il avala brusquement le reste d’un carafon.

Rose Peluchet demeura silencieuse, gênée, confuse, les paupières abaissées, comme si elle eût éprouvé une grande honte à la suite de son aveu. Puis, sous les regards ahuris des deux grenadiers, elle prit un coin de son tablier, l’éleva à ses yeux et se mit à pleurer doucement.

Disons que les autres buveurs ne s’occupaient nullement des grenadiers et de la servante. Avec les tournées qu’avait généreusement payées Flambard, une demi-ivresse avait envahi tous les cerveaux, puis la conversation avait tourné à l’accent aigu, les rires et les éclats de voix avaient fait trembler la taverne. Seule, la mère Rodioux, lorsqu’elle était inoccupée, glissait un regard ardent vers les deux grenadiers et sa servante.

Pertuluis et Regaudin, après l’énorme surprise qui leur avait coupé le vent, se rassirent, l’un sur son escabeau, l’autre sur la table, et le premier, se penchant à l’oreille gauche de La Pluchette, souffla :

— Vous avez bien dit « votre petit » ?

Et Regaudin à l’oreille droite :

— Quoi ! vous avez un p’tit et vous ne le disiez pas ?

— Hélas ! sanglota La Pluchette, il aurait fallu avouer que j’avions fauté !

— Il y a fauté et fauté, ma belle enfant, dit Pertuluis avec compassion, et si c’était par amour…

— Ou si c’était par devoir… murmura Regaudin avec un hoquet de pitié.

— Dans l’un et l’autre cas, mademoiselle, reprit Pertuluis, il n’y a pas faute, en sorte que…

— Vous n’aurez, compléta Regaudin, qu’à confesser le petit secret à certain abbé de ma connaissance et vous serez pardonnée ! Mais ce petit, ajouta le grenadier très curieux, il est donc mort ?

— Eh ! s’écria La Pluchette en montrant aux deux compères apitoyés un visage mouillé de larmes, le sais-je seulement ? On me l’a volé !

— On vous l’a volé ! firent en chœur les deux bravi avec surprise.

— Qui ? interrogea Pertuluis.

— Nous rattraperons les voleurs ! affirma Regaudin en mettant la main au pommeau de sa rapière.

— On me l’a volé, pleura plus fortement La Pluchette, mais je ne sais qui. Une chose, mes gentilshommes, c’étaient, comme m’a assuré ma sœur, deux maraudeurs !

— Votre sœur, fit Pertuluis en tressaillant.

— Deux maraudeurs ! zézaya Regaudin en pâlissant. Les deux grenadiers échangèrent un rapide coup d’œil.

— Oui, reprit Rose, j’avais confié l’enfant à ma sœur qui habite la campagne pas loin de la ville et près de la rivière Saint-Charles.

— Mademoiselle, dit Pertuluis avec un clignement à Regaudin, nous allons courir après les maraudeurs, et nous leur arracherons le petit. Viens, Regaudin !