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LE SIÈGE DE QUÉBEC

sur les terres situées au-dessous de Québec, que les vivres étaient rares, et que la famine profilait son spectre affreux sur un horizon rapproché. La famine était l’ennemi le plus redoutable, et cet ennemi guettait la colonie aussi avidement que la guettaient la flotte anglaise et l’armée de Wolfe. Déjà la farine manquait. Déjà, les villes, les villages et l’armée elle-même avaient été mis à la ration du pain. Le lard n’était plus en grande quantité ; mais, toutefois, on pouvait suppléer au manque de viandes de boucherie par les viandes de venaison et le poisson ; mais le poisson de rivière seulement, attendu que les Anglais gardaient le fleuve de Québec à la mer, et Vaudreuil avait dépêché des bateliers et pêcheurs du côté de Trois-Rivières. Ceux-ci étaient chargés de prendre dans les lacs et les rivières tout le poisson possible et de le remonter jusqu’à la Pointe-aux-Trembles.

Quant aux viandes, le gouverneur lança dans les bois du nord des détachements de miliciens et de sauvages pour y capturer le gibier ; Boishébert conduisait ces hommes. De cette façon on arrivait à nourrir l’armée suffisamment, tout en économisant la farine. Mais cela n’empêchait pas des voix de murmurer et de répéter qu’on pouvait trouver dans les magasins quantité de viandes de boucherie, lard fumé et bœuf salé, et des piles énormes de barils de farine. Oui, mais qui le savait au juste ? Bigot et Cadet ! Mais Bigot ne le disait pas ! Mais Cadet, qui, à titre de munitionnaire général de la colonie, avait charge de ce département de l’administration, se gardait bien de laisser sortir des magasins viandes et farines qu’elles ne fussent au préalable dûment payées et en or, et ceci concernait les civils. Quant à l’armée, elle tirait naturellement selon ses besoins sur ces magasins ; mais toutes vivres qui en sortaient devaient être payées en bons sur le trésor royal, bons qui devaient porter les signatures de l’Intendant et du Gouverneur. Aussi, comme ces bons pouvaient être plus tard d’une valeur plus ou moins problématique, Cadet se faisait-il avare. Il privait l’armée, proclamant que les magasins se vidaient très vite et qu’on ignorait comment on pourrait les remplir. Et, chose curieuse qui n’avait pas manqué de susciter des commentaires dans l’armée et dans tout le pays, dès qu’on se présentait devant Cadet avec de l’or on pouvait se procurer toutes les provisions dont on avait besoin et en aussi grande quantité qu’on le désirait. Un bruit courait que M. l’intendant et M. le munitionnaire possédaient entre Trois-Rivières et Montréal des magasins secrets remplis de toutes espèces de provisions et même de munitions de guerre. Il paraît certain que Bigot et Cadet avaient volé les magasins du roi à Trois-Rivières, de concert avec Bréart et autres escarpes, et avaient mis ce butin en entrepôt en des baraques abandonnées près du Lac Saint-Louis. Mais ces baraques n’étaient pas sans surveillance : Pénissault avait aposté dans les environs trois de ses subalternes qui défendaient l’approche de ces caches aux intrus. Rien, ensuite, n’était plus facile à Cadet que d’y envoyer un ou deux de ses navires, suivant les besoins de son commerce. Il paraît encore certain que sur ses propres navires stationnés à l’entrée du lac Saint-Pierre, le munitionnaire conservait quantité de provisions, telles que farines et lards, dont il pouvait disposer plus rapidement lorsque survenaient des besoins plus pressants. Et comme des navires ainsi chargés à leur capacité pouvaient susciter les soupçons, Cadet avait fait savoir que sa flotte était chargée de fourrures qu’il avait acquises à même ses propres deniers, et de ses effets personnels qu’il voulait, disait-il, sauver d’une mainmise des Anglais.

Mais tout cela ne faisait pas barrage à ces murmures presque quotidiens de l’armée :

— On nous prive de lard, et pourtant Messieurs les Anglais n’ont qu’à appliquer en sourdine à Trois-Rivières pour se faire livrer, contre or sonnant, deux cents barils de lard !

— On nous rationne sur le pain parce que manque la farine, murmurait-on encore ; mais comment se fait-il que Monsieur le munitionnaire, contre or sonnant, réussit à livrer à Messieurs les Anglais cinq cents barils de farine ?

Il arriva, un jour, qu’un officier sous les ordres de Bougainville répondit à ces murmures par cette remarque :

— C’est que Monsieur le Munitionnaire ne cesse pas de faire des affaires. S’il ne peut commercer avec les Français qui manquent d’argent, il le peut fort bien avec les Anglais qui sont farcis d’or.

Si l’on n’avait pu établir positivement qu’un tel commerce se pratiquait entre Bigot & Cie et les Anglais, on avait néanmoins de fortes présomptions. Et ces présomptions s’étaient accréditées d’autant plus dans l’esprit du peuple et de l’armée, que des officiers français, s’étant cotisés, réunirent une certaine somme d’argent avec laquelle ils purent faire sortir, de magasins vides, une forte quantité de lard fumé, de bœuf salé, de pommes de terre et de farine, provisions qui furent distribuées à leurs soldats affamés.

Ceci nous montre bien en quelles mains affreuses étaient les destinées du peuple et de l’armée de la Nouvelle-France. Et les chefs militaires semblaient incapables de lutter avec avantage contre ce mal terrible. S’ils élevaient une voix accusatrice contre les maîtres du pouvoir civil, ceux-ci protestaient hautement, proclamaient leur innocence et dénonçaient l’envie et la jalousie de leurs accusateurs.

Les chefs militaires se trouvaient donc acculés aux pires expédients pour nourrir l’armée convenablement. Plusieurs engagèrent leur crédit, d’autres sacrifièrent leur solde, d’autres encore vendirent leurs effets personnels, car tous voulaient coûte que coûte soutenir l’estomac de l’armée pour qu’elle fût en état de résister à l’ennemi et de le broyer.

À la veille de la moisson Montcalm dut licencier une partie des milices. Il avait un mois auparavant envoyé le Chevalier de Lévis avec mille hommes au secours de M. de la Bourlamaque, qui n’avait pu résister au général Amherst sur les frontières de la Nouvelle-Angleterre, et qui avait dû évacuer le Fort Carillon. L’armée de Beauport se trouvait donc