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LE SIÈGE DE QUÉBEC

— Eh bien ! c’est là, reprit Pertuluis. Voyez plutôt ce filet de lumière… cinquante pas au plus, comme on vous a assuré.

— Oui, oui, je vois. Et à qui appartient cette maison ?

— Nous vous le dirons tout à l’heure, quand nous vous aurons présenté le bourgeois qui l’habite.

Il sembla à Flambard qu’il y avait quelque chose de moqueur dans ces paroles du grenadier. Mais il pensa que c’était peut-être un effet de sa trop grande méfiance envers les deux bravi. Quoi qu’il en fût, il affecta de croire en la sincérité des deux grenadiers, mais il demeura fort l’œil en éveil et l’oreille aux aguets.

Après quelques pas faits dans la ruelle, il remarqua que le filet de lumière entrevu un instant avait disparu.

— On vient peut-être de se coucher, pensa-t-il, et cela prouve, au moins, que nous ne sommes pas attendus. Donc…

— Attention ici ! fit observer Regaudin.

— Eh bien ? interrogea Flambard en s’arrêtant.

— Il y a une petite montée à suivre, par la droite.

— Mais nous allons buter contre les remparts ! répliqua Flambard.

— Pas tout à fait. Avant de toucher les remparts, vous longerez une allée à droite… voyez la silhouette de la maison !

— C’est vrai, admit le spadassin. Enfin, nous arrivons, souffla-t-il avec satisfaction.

— Nous sommes arrivés, assura Pertuluis. Tenez ! dix pas, douze au plus…

On avança encore de quelques pas dans une profonde obscurité puis Regaudin cria :

— Halte !

— Ah ! ah ! fit le spadassin, voici la cambuse !

Malgré la noirceur qui régnait, il pouvait percevoir la silhouette d’un bâtiment bas et d’un aspect délabré et qui lui parut bâti sur une sorte de tertre. Une vingtaine de verges au plus séparaient le bâtiment de la muraille qui fermait la ville. Aucune lumière ne filtrait de l’intérieur de cette habitation et le plus grand silence l’enveloppait.

— Il n’y a pas de vivants là-dedans ! fit observer Flambard.

— Si fait, monsieur Flambard, assura Regaudin. Mais ce sont d’honnêtes artisans qui, par crainte d’enfreindre les édits et d’en subir les sanctions rigoureuses, se couchent tôt et s’efforcent de dormir sur les deux oreilles. Frappez dans la porte, vous verrez bien !

Flambard monta trois marches de bois et cogna de son poing dans la porte.

— Frappez plus fort, dit Pertuluis, au cas où ces bonnes gens dorment trop profondément !

Le spadassin frappa rudement du pied.

— Est-ce que cela va suffire ? demanda-t-il en ricanant.

— Parfait, dit Regaudin, voilà qu’on vient ouvrir.

— Comment le sais-tu ?

— Entendez ces barres qu’on retire !

En effet, Flambard ne put se tromper au bruit de fer qui résonnait dans la maison.

L’instant d’après, la porte s’ouvrait avec précautions et une voix inconnue à Flambard disait dans un noir de four :

— Entrez, mes gentilshommes, je ferai de la lumière ensuite.

Les précautions prises, l’obscurité de l’intérieur, les paroles de l’individu qui demeurait invisible, paroles qui semblèrent sonner ironiquement aux oreilles du spadassin, et surtout cet homme qui ouvrait ainsi sa porte en pleine nuit à qui frappait, sans s’assurer si c’étaient des amis ou des ennemis, tout cela intrigua Flambard et mit sa méfiance en éveil. Il demeura debout et immobile dans la porte, indécis, et essayant de percer de ses yeux pénétrants l’obscurité de la maison.

Mais tout à coup, il reçut dans le dos un choc violent qui l’envoya rouler tête première dans l’intérieur du logis : c’était Pertuluis qui venait de le heurter ainsi de la tête. Et les deux grenadiers bondirent dans la maison, et la porte après eux fut refermée avec un bruit effrayant.

Flambard n’était pas revenu de son étourdissement, il ne s’était pas encore relevé qu’une quantité de mains inconnus le saisissaient de toutes parts et le maintenaient immobile sur le plancher de la maison, tandis qu’une voix criait :

— Allons ! allumez la chandelle !

Plusieurs bougies furent aussitôt allumées, et Flambard abasourdi, vit penchées sur lui les faces grimaçantes de haine et d’ironie d’une dizaine de gardes de l’intendant Bigot. Puis ses regards découvrirent une grande salle, de plafond bas et enfumé, et dans un désordre parfait de bancs, d’escabeaux et de tables sur lesquelles reposaient des carafons d’eau-de-vie et des gobelets d’étain. Derrière les gardes, riant à plein ventre et jetant les quolibets les plus stupides, se tenaient une vingtaine de cadets de Bigot. Puis le spadassin aperçut les figures épanouies et narquoises des deux grenadiers, qui retiraient tranquillement de leur cou les cordes qu’y avait passées Flambard, et les remettaient à un garde que notre héros reconnut avec stupéfaction : ce garde, c’était Verdelet.

Or, Verdelet venait justement de dire à l’oreille des deux grenadiers :

— Je l’ai manqué sur le pont tout à l’heure, mais cette fois il ne m’échappera pas !

Il prit les cordes que lui tendaient Pertuluis et Regaudin, et les donna à l’un des gardes qui maintenaient Flambard sur le parquet, disant :

— Liez-le bien et solidement !

— Oui, dit Pertuluis, il faut le ficeler comme un hareng sec, après quoi nous le ferons fumer comme un cochon lardé !

Un immense éclat de rire retentit.

Un cadet courut à une table, saisit un carafon et, le lançant à Pertuluis, cria :

— Allons ! grenadier, mouille-toi le ventre en attendant la saignée du cochon !

Pertuluis attrapa le carafon au vol, but avidement, se frotta la panse et dit :

— Au moins voilà de quoi qui n’est pas du chasse-cousin ! Je parie, dit-il en regardant Verdelet, que c’est de l’eau-de-vie tirée des caves de Monsieur l’intendant ?