Page:Féron - Le patriote, 1926.djvu/27

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Combien estimez-vous qu’il faudra de charrettes pour effectuer ce transport ?

— Une vingtaine suffira, je pense. Tout dépendra de l’état des routes. Mais voici que la manœuvre est achevée ; allons déjeuner afin que nous puissions nous mettre en route dès que le jour nous permettra de nous guider sûrement au travers de ces bois encore tout plein de nuit.

N’avez-vous pas une route toute tracée ?

— Oui, mais seulement à une couple de milles du rivage où se trouve une route carrossable qui par détours nous conduit à la frontière. Seulement, il est un endroit où cette route se rapproche sensiblement de la frontière, et pour ne pas nous heurter à quelque poste de douaniers, nous devrons couper sur une distance d’un mille environ un chemin dans la forêt, nous tenir écartés de ces cerbères et reprendre notre route.

— Mais encore, fit Hindelang très intéressé, comment pensez-vous retrouver cette route.

— D’ici là, sourit M. Rochon, notre chemin est jalonné par une légère entaille faite à l’écorce des arbres. C’est pourquoi il nous faut attendre le jour plein pour découvrir ces entailles.

— Je comprends, monsieur, et ce voyage à travers bois m’enchante déjà. Allons déjeuner.

Les deux amis entraînèrent l’équipage à leur suite en un petit réfectoire aménagé dans le navire. Un des membres de l’équipage s’était improvisé cuisinier, et une table apparaissait garnie de venaison, de légumes, de fromage et quelques pâtisseries. Dans un coin, élevée sur une sorte de tréteau, on apercevait une barrique de vin.

M. Rochon emplit deux grands pots de ce vin rouge et pétillant et les déposa sur la table. Chacun se versa une forte rasade, car elle était bien due.

Hindelang éleva son verre et dit avec émotion :

— Mes amis, saluons la grande république américaine, la France et le Canada !

Au moment où les verres étaient choqués, le grand et lourd silence qui régnait sur la nature encore endormie fut tout à coup traversé par le cri funèbre d’une chouette. Trois fois ce cri, comme modulé à dessein, s’éleva.

Tous les convives tressaillirent et firent silence.

Des regards inquiets se cherchèrent, des lèvres, près desquelles le verre demeurait immobile, tremblèrent.

— Qu’est-ce que cela ? interrogea Hindelang à voix basse et en regardant M. Rochon.

Un peu pâle, le canadien répondit en hochant gravement la tête :

— Je suis assez familier avec le cri de la chouette : mais je ne reconnais pas bien celui que nous venons d’entendre.

— Ne serait-ce pas un signal ?

— Pour nous ?

— Oui.

— Je n’en ai pas été instruit, à moins que…

M. Rochon se tut.

De nouveau le même cri, par trois fois encore, réveilla les échos des bois.

— Si nous avions été découverts ? fit Hindelang avec un commencement d’inquiétude.

— Attendez un moment, dit M. Rochon. Je vais monter sur le pont et essayer de reconnaître à qui nous avons affaire.

Ce disant il sortit du réfectoire et grimpa lestement l’échelle de l’écoutille. Le jour avait un peu grandi. L’on pouvait découvrir la plage plus nettement et tout ce qui pouvait s’y mouvoir. M. Rochon dissimula sa présence derrière un entassement de caisses, et par des interstices plongea son regard perçant sur la rive.

Le plus grand silence régnait toujours, une immobilité absolue pesait sur toutes choses. Or, dans un angle de l’anse, juché sur une petite éminence et le dos appuyé contre un pin géant, le canadien découvrit la silhouette d’un homme et il remarqua que cet homme tenait ses deux mains appuyées sur le canon d’une carabine. M. Rochon, à cette vue, ne put s’empêcher de tressaillir violemment. Quel était cet homme ? Était-ce un ami ? Était-ce un ennemi ?… Il eût donné gros pour le savoir. L’homme paraissait seul, et à voir sa tête quelque peu penchée vers l’anse, on eût dit qu’il dressait l’oreille dans l’attente d’une réponse à son signal.

Un moment M. Rochon pensa que cet individu avait pu être dépêché par des amis pour signaler un danger quelconque. Puis un doute se posa dans son esprit. Qu’importe ami ou ennemi il fallait s’assurer si cet individu leur voulait du bien ou du mal, quitte à prendre ensuite les dispositions qu’imposeraient les circonstances.

Et M. Rochon, à son tour, imita le cri de la chouette.

L’inconnu répondit aussitôt par le même cri.

Alors le canadien quitta son poste d’observation et demanda en français :