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LA GUERRE ET L’AMOUR

me sa mère, avait la bouche plus forte. Il ne tenait de son père, au physique, que les yeux, qui étaient d’un bleu pâli, comme lavé, et dont l’éclat était un peu terne et l’ensemble sans profondeur. D’ordinaire il était d’humeur égale, assez plaisant, très dévoué à ses parents, aimant son métier de pêcheur, courageux et vaillant. Ce soir-là, Aurèle rentrait avec une figure grave, une physionomie soucieuse. Tout de suite sa mère remarqua dans ses gestes une sorte de nervosité qu’elle ne lui connaissait pas.

— Eh bien ! mon garçon, comment as-tu passé la journée ?

— Comme à l’accoutumée. Croyant vous être peu utile là-bas, à la crique, j’ai un peu aidé aux corvées dans les remparts.

Ce disant, le jeune homme s’était assis sur un banc près de la cheminée, et maintenant il allumait silencieusement sa pipe.

Aurèle était un peu loquace, un peu d’une physionomie placide et réfléchie.

— Tu n’as pas de nouvelles ? demanda la mère qui, debout près d’un bahut, essuyait une assiette.

Silencieux un moment, la pipe à la main, regardant tour à tour son père et sa mère, Aurèle parut hésiter, comme s’il se fût posé une question dont la réponse ne lui venait pas. Puis le calme de ses parents, leur sérénité parfaite sembla apporter une réponse à sa question.

— Ah ! ça, fit-il tout à coup et avec une certaine brusquerie, vous ne savez donc pas ce qui se passe en mer ?

— En mer… Quoi, en mer ?…

Cette vive interrogation partit en même temps des lèvres des deux vieux, et Aurèle s’étonna de voir posés sur lui des yeux arrondis, débordant d’une soudaine et inquiète curiosité.

— Eh bien ! oui, en mer. Vous ne savez donc pas ?

— Mais parle donc ! cria la mère avec quelque impatience. Vas-tu finir de nous faire du mystère ?

— Je ne veux pas vous faire de mystère, pauvre maman. Je m’étonne simplement que vous ne sachiez pas la grande nouvelle.

— Quelle grande nouvelle veux-tu que nous sachions ? Ton père vient de rentrer, et moi je n’ai pas mis le nez dehors de toute la journée. Or tu comprends que, loin des voisins comme nous sommes…

L’habitation du capitaine Dumont, en effet, était sise dans un enclos solitaire, à l’arrière d’un bastion qui formait l’angle sud-est des remparts, du côté de la terre ferme. Dans le voisinage immédiat, à trois ou quatre arpents environ, s’élevait un long bâtiment en bois servant d’entrepôt. Entre ce bâtiment et la maison du capitaine passait un chemin de ronde qui, faisait un coude brusque, gagnait le bastion et rejoignait un autre chemin longeant les galeries des remparts. Beaucoup plus loin, à pas moins de dix arpents, se voyait le premier pâté de maisons. Les Dumont vivaient donc assez écartés des autres habitants de la ville.

Aurèle dut donc renseigner ses parents sur l’événement qui jetait tout Louisbourg dans un véritable branle-bas.

Vers deux heures de relevée, on avait aperçu quelques navires venant du sud-est qui, au lieu de poursuivre leur route, comme on aurait pu s’y attendre, s’étaient mis à louvoyer à quelque cinq milles au large de l’île Royale. Puis, d’instant en instant d’autres voiles étaient apparues à l’horizon, et ces nouveaux navires étaient venus se joindre aux premiers. Si bien que, vers les cinq heures du soir, une véritable flotte se trouvait réunie devant Louisbourg, et cette flotte battait pavillon anglais.

C’était là, en effet, une grande nouvelle, mais une nouvelle qui n’avait pas le don de mettre de la réjouissance dans les esprits. Le capitaine fit entendre un grognement indistinct, et l’expression sérieuse de sa figure laissa clairement voir qu’il comprenait tout le sens de la nouvelle. Mais la mère ne paraissait pas avoir la même compréhension. Elle s’était laissée choir sur une chaise près du bahut, et, là, inactive, l’assiette abandonnée sur ses genoux, elle regardait Aurèle avec des yeux interrogateurs et toujours étonnés… Lui, Aurèle, ayant narré ce qu’il savait, avait remis sa pipe entre ses dents et, penché vers le parquet, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, fumait à grosses bouffées et songeait.

Alors, la mère demanda, avec l’accent d’une personne qui ose à peine croire la chose qu’on vient de lui apprendre :

— Et que penses-tu de cela, Aurèle ?

— Que voulez-vous que je pense, répliqua le jeune marin, sans changer de posture… Oui, que voulez-vous que je pense d’autre que ce que pense tout le monde ?

Drôle de réponse, dut penser la mère. Mais ce fut le capitaine qui parla cette fois.

— Tu ne nous dis pas, mon garçon, si ce sont des navires de guerre ou des navires…

— Pouvez-vous imaginer, interrompit Aurèle en se redressant, que les Anglais, nos pires ennemis, viennent ici pour le seul plaisir de parader ?

— Tu penses donc…

— Ce que tout le monde pense, je vous l’ai dit repartit le jeune homme avec quelque impatience. Les Anglais viennent attaquer Louisbourg. Est-ce assez clair ?