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LA GUERRE ET L’AMOUR

Louise, qui n’oubliait pas Carrington, pas plus qu’elle ne pouvait oublier Olivier Rambaud, fut toute transportée de joie, et elle sentit que son cœur, sans qu’Olivier en perdit rien, s’ouvrait en une puissante affection pour le jeune officier anglais.

En ces conditions, comment les gens de la Cédrière auraient-ils pu s’inquiéter des bruits de guerre et de ruine qui se répandaient ? Carrington ne leur avait-il pas promis que, de loin comme de près, il les couvrirait de sa protection ? Il tenait parole.

Quand juillet fut venu, on apprit que Louisbourg était retombé aux mains des Anglais ; et de ce fait, la France perdait sa dernière possession sur l’Atlantique. Pour le pire, elle voyait le golfe Saint-Laurent bloqué par les flottes ennemies, et barré son unique chemin pour atteindre Québec.

Après la chute de Louisbourg et à en juger par le nombre de flottes et d’armées que l’Angleterre et ses colonies pouvaient mettre en ligne, on ne pouvait que présager la perte irrémédiable de la Nouvelle-France, abandonnée, à bien dire, de la France, et avec des moyens de guerre vingt fois inférieurs à ceux de l’ennemi.

Le désastre apparaissait donc comme inévitable, et, l’Anglais semblait déjà tenir en main la victoire définitive.

♦     ♦

Le 5 août de cette année-là trois navires anglais, qui surveillaient la mer au large de Louisbourg, aperçurent un bateau battant pavillon français et naviguant vers le golfe Saint-Laurent. Aussitôt on lui donna la chasse. Avec le vent en leur faveur, les trois vaisseaux ennemis eurent tôt fait d’aborder le bâtiment français après un échange de coups de canon.

Le vaisseau français, d’ailleurs, ne pouvait offrir aucune résistance sérieuse, armé qu’il était de deux petits canons seulement et dont l’équipage ne dépassait pas dix-sept hommes. Il se rendit. Le commandant anglais, accompagné de quelques officiers de marine et d’un officier de l’armée, monta sur le navire français et se fit désigner le maître de l’équipage. Celui-ci, du reste, s’avançait déjà à sa rencontre, un jeune homme ne dépassant guère trente-cinq ans.

On se salua de part et d’autre avec politesse, et le commandant anglais déclara que son devoir l’obligeait à conduire à Louisbourg le navire saisi et l’équipage prisonnier, ajoutant que c’était la loi de guerre.

— Monsieur, répondit le commandant français, vous êtes les plus forts et je me soumets.

L’Anglais s’enquit de son nom.

— Olivier Rambaud, armateur à La Rochelle, répondit fièrement le Français.

Mais, à ce nom, l’officier de l’armée, qui se tenait un peu à l’écart, s’avança vivement vers le Français et lui demanda d’une voix légèrement troublée :

— Monsieur, vous avez dit que votre nom… Voulez-vous me faire le plaisir de répéter ?

— Monsieur, j’ai dit Olivier Rambaud.

Alors, l’officier, qui n’était autre que le major Carrington, recula de quelques pas, reprit son calme et dit froidement, malgré un certain trouble qu’on pouvait aisément observer :

— Ah ! je vous demande pardon, monsieur. J’avais cru entendre un nom qui ne m’était pas inconnu. Quant au vôtre, monsieur, je l’entends pour la première fois.

Et, il tourna le dos.

Lorsque les prisonniers du navire capturé eurent été conduits dans la forteresse en ruines, on apprit que l’amiral Boscawen, chef des flottes, et le général Amherst, commandant des armées, étaient partis pour Halifax, où ils allaient conférer avec le colonel Lawrence, gouverneur de l’Acadie. Le commandant intérimaire de la flotte et de l’armée était le major-général James Wolfe devant qui fut amené Olivier Rambaud.

Wolfe était à peu près du même âge qu’Olivier, il avait trente-trois ans. C’était un homme d’un caractère étrange et d’un tempérament fort complexe : tantôt joyeux, tantôt irritable, et tantôt modeste, tantôt hautain ou arrogant. On attribuait ses sautes d’humeur à une mauvaise santé. Il offrait, d’ailleurs une physionomie souffreteuse et, justement, il était pris de la gravelle et de rhumatismes.

Il n’était pas très joli garçon, il faut bien le dire, avec ses chevaux roux, son front et son menton fuyants, entre lesquels s’avançait un nez fort et légèrement retroussé. Mais il possédait de beaux yeux, vifs, très mobiles et fort brillants. Ces yeux-là réparaient, dans une certaine mesure, les imperfections de sa figure. Grand et chétif de taille, avec des épaules étroites et basses, il n’accusait en rien la vigueur et l’endurance qu’il déployait sur les champs de bataille.

Lorsque Olivier fut amené devant lui, il était en train de causer avec quelques officiers. Il jeta sur le prisonnier un regard froid et pénétrant et resta un moment pensif. Coiffé d’un tricorne noir, il ne laissait voir de ses cheveux roux que la queue attachée à la nuque. Une capote écarlate l’habillait des épaules aux genoux, capote à manchettes et à larges basques cachant en partie une courte épée de parade. Olivier remarqua à son bras gauche une large bande de crêpe noir qui in-