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LA GUERRE ET L’AMOUR

Et la mère :

— Es-tu malade, Louise ?

Le père :

— Si tu parlais, on saurait du moins ce qu’il faut faire.

Il fallut à la jeune fille pas moins de cinq grosses minutes pour rétablir son haleine épuisée. Et comme Guillaume, l’engagé, entrait, elle se mit à raconter le drame affreux, d’une voix qui hoquetait, avec des gestes vagues et précipités qui avaient l’air des gestes d’une folle. Enfin, elle parvint au bout de l’histoire. Alors, Guillaume lance un juron de colère.

— Oh, le damné sauvage… Attendez, s’il n’est pas mort, je vais lui donner son reste.

Avant qu’on eût songé à le retenir, il avait décroché le vieux mousquet du capitaine et s’était jeté dehors, à toute course, vers les champs.

Une heure se passa dans l’attente et l’inquiétude. Louise voulait espérer que l’Indien n’était pas mort, que Guillaume ne le tuerait pas s’il vivait. Elle aurait bien couru sur les pas de l’engagé pour prévenir une nouvelle effusion de sang, mais elle savait qu’elle ne pourrait faire trois pas sans tomber. Elle se voyait, non sans une nouvelle horreur, forcée de se soumettre à quoi qu’il pût arriver, et elle en devait prendre et garder toute la responsabilité.

Ses parents, comme elle-même, demeuraient consternés, incapables de se mouvoir ou de parler. De temps en temps le capitaine et sa femme s’interrogeaient d’un regard désolé ; puis, soupirant avec lourdeur, ils reportaient sur leur fille leurs yeux mouillés.

Au bout d’une heure, comme l’ombre du soir se faisait plus épaisse, Guillaume parut, ramenant les bestiaux et rapportant, comme un trophée de victoire, le chapeau de Louise et le couteau de l’Indien.

On l’interrogea avec avidité.

— Oh ! la demoiselle, dit-il à Louise avec un accent de regret, vous n’avez pas frappé assez fort cet animal, car il a disparu. Tout ce qui reste de lui, là où il est tombé, c’est un peu de sang noirâtre.

Cette nouvelle soulagea le cœur oppressé de la jeune fille, tellement elle redoutait d’avoir commis un crime, ne songeant point qu’elle n’avait agi qu’à son corps défendant.

— Ça se pourrait bien, reprit Guillaume, que, comme un cerf qu’on a blessé, il se soit enfoncé dans les bois, en s’y traînant, pour y expirer. D’un autre côté, il n’y aurait rien de surprenant qu’il n’ait été que légèrement blessé et qu’il ait fait le mort pour s’épargner un autre coup de couteau. Ces sauvages-là vous savez, c’est peureux et lâche, quand ça se voit sans défense… Je les connais, allez. Mais s’il est mort, c’est tant mieux, et vous aurez bougrement bien fait, la demoiselle, Oh ! si ç’avait été moi… Vrai comme le bon Dieu est là, je ne l’aurais pas manqué. Ces sauvages… tout un tas de canailles. On ne s’en débarrassera jamais assez vite.

Il cracha avec énergie sur le plancher, essuya ses lèvres de la manche de sa chemise et s’en alla aux étables, grommelant.

— Non… moi, je l’aurais étripé de la bonne façon.

♦     ♦

Ce fut vers le milieu de septembre, après la moisson qui avait été abondante, qu’on vit arriver dans l’île Saint-Jean des gens de Port-Royal, de Grand-Pré et de Beaubassin. Ils avaient à la hâte abandonné leurs foyers pour échapper à la déportation en masse que les Anglais de Boston avaient combinée en sourdine. Ils étaient venus sur des barques de pêche, et si précipitée avait été leur fuite, qu’ils n’avaient emporté que les choses les plus indispensables. Plusieurs, même, craignant de n’avoir pas le temps de réunir leurs effets, étaient venus les mains à peu près vides et au moment, pour le pire, où l’hiver n’était pas loin. Quoique dénués, ces malheureux ne s’inquiétaient pas outre mesure, car les innombrables infortunes du peuple acadien avaient fait éclore et grandir parmi les hommes de cette race un lien de confraternité dont il est peu d’exemples dans l’histoire des nations. Aussi, ceux-là qui avaient peu purent-ils compter sur la générosité de ceux qui possédaient, et ils virent les portes, s’ouvrir toutes grandes pour les recevoir.

Un moment, les habitants de l’île Saint-Jean craignirent que les Anglais ne vinssent pourchasser jusque-là les fuyards de l’Acadie et, en même temps, faire payer chèrement ceux qui leur avaient donné asile. Mais rien de tel arriva.

Au printemps de l’année suivante, dans les premiers jours de juin, un major anglais, ou plutôt américain, Edward Carrington, causa une grande sensation en abordant à l’île. Il se présenta aux habitants comme chargé de faire le recensement de la population et de prendre l’inventaire de leurs biens. Il était accompagné d’une dizaine de jeunes sous-officiers à titre de collaborateurs. Un navire de guerre avec un équipage complet et une troupe de débarquement, les avait amenés, ce navire demeura dans la baie, comme une menace.

Durant près d’un mois, ces gens parcoururent les parties habitées par les Acadiens, inscrivant sur des feuilles volantes le nom de chaque habitant, son âge,