Page:Féron - Le dernier geste, 1944.djvu/43

Cette page a été validée par deux contributeurs.
43
LA GUERRE ET L’AMOUR

celle de Louise. À tout instant, il lui fallait sortir la charrue de terre, dont le chemin était barré par une énorme racine qu’il fallait couper à coups de hache. D’autres fois, c’étaient de grosses pierres qu’on devait rouler hors de leurs trous. Louise, qui entendait prendre sa bonne part de la besogne, aidait de son mieux : elle enlevait les racines coupées et les mettait par tas. Elle aidait encore à pousser les pierres, et son père constatait, au bout du compte, que sa fille lui valait un homme. Il s’en réjouit et d’autant plus que, du train qu’on y allait et ainsi qu’on le souhaitait, cette pièce de terre neuve serait achevée avant la moisson. Le capitaine retrouvait son courage et tous ses espoirs.

Après ces labeurs accomplis, ce fut la fenaison qui vint requérir les bras. Là encore Louise fit valoir sa vigueur. Enfin, ce furent les récoltes et quelques menus labours d’automne. Cette année-là, l’hiver était venu un peu plus tôt. Mais déjà tout le travail de la terre avait été accompli et l’on s’était préparé pour l’hivernement.

Toutes ces occupations quotidiennes, tous ces durs labeurs avaient sensiblement allégé l’esprit et le cœur de Louise. Car son esprit ne pouvait oublier le fiancé absent, et son cœur paraissait incapable de se défaire des tourments qu’engendrait cette absence. Elle finissait par se faire une raison, comme on dit : si Olivier était mort, comme l’avait rapporté Max, elle le pleurerait tout le reste de sa vie ; s’il était vivant, ainsi qu’elle cherchait à se le persuader, elle attendrait patiemment son retour. Pour le moment, ce qui importait, c’était de se faire le continuel soutien de ses vieux parents ; soutien physique, soutien moral. Dans le devoir accompli elle trouverait la consolation, sinon le bonheur parfait, et de la sorte l’existence lui apparaîtrait plus supportable.

♦     ♦

L’hiver étant revenu, les habitants de la Cédrière se trouvaient beaucoup plus isolés et solitaires que durant la saison d’été, alors que les visiteurs ne manquaient pas ; mais en hiver, c’était différent : on ne voyait presque jamais personne, sauf aux fêtes de Noël et de l’An. Durant les huit ou dix jours qui marquaient ces fêtes, on allait rendre visite à quelques familles du hameau, et celles-ci, à leur tour, venaient à la Cédrière, où l’on festoyait agréablement. Puis, l’on retombait dans l’isolement et la solitude.

Une après-midi de janvier, après une matinée radieuse, une tempête de neige et de vent s’était élevée ; un jeune homme, venu du hameau pour chasser dans la forêt, avait, dans la tempête qui l’avait surpris, perdu son chemin. Égaré dans ces bois profonds et immenses, il était incapable de retrouver la trace de ses pas, que la neige nouvelle effaçait au fur et à mesure. Il se voyait perdu ; la mort par le froid et la faim le guettait. Chance, hasard ou providence, il se trouva tout d’un coup à la Cédrière, après avoir longtemps erré à l’aventure. Il était sauvé. Il fut reçu avec le meilleur accueil et la plus généreuse hospitalité jusqu’au jour suivant, lorsque la tempête se fut apaisée.

C’était un garçon robuste, d’une physionomie honnête et sympathique. La beauté de Louise l’émerveilla. Aussi revint-il souvent visiter les gens de la Cédrière. Pour s’excuser et ne pas paraître attiré là par les seuls beaux yeux d’une jeune fille séduisante. Il assurait, à chaque visite, qu’il cherchait du gibier et s’étonnait que le gibier fût si rare cet hiver-là.

— Pourtant, répliquait le capitaine, il me semble à moi qu’il n’en manque point de gibier. Il y a du chevreuil, du cerf et du caribou en masse. Je pourrais, le voulant, en tuer tous les jours et assez souvent, sans même sortir de la maison. Voyez, mon ami, seulement autour du lac comme c’est tout pisté par les chevreuils. Oui, bien des fois, le soir surtout, à la brunante, je n’aurais qu’à ouvrir la porte et… pan ! un chevreuil par terre.

Comme il parlait ainsi, il s’était approché d’une fenêtre et simulait le geste du chasseur tirant une bête. Tout à coup, heureuse et opportune coïncidence, il aperçut un superbe chevreuil, tout droit devant lui, à l’orée de la forêt, et à une très faible portée de fusil. L’animal avait l’air craintif et paraissait examiner avec une grande curiosité ces lieux étrangers.

Cette apparition inattendue coupa le fil au capitaine, et, les yeux écarquillés, il demeura béat. Puis comme se parlant à lui-même, on l’entendit murmurer ;

— Ah bien ! par exemple… si je m’attendais à celle-là… Et, ployant les épaules, pliant le torse, il se rapprocha de la fenêtre, d’un pas feutré, évitant de faire le moindre bruit, tout comme s’il eût été sous bois à la poursuite d’une bête.

Louise et sa mère, surprises, étonnées, regardaient le capitaine, ne comprenant pas ses gestes, incapables d’imaginer le spectacle qui s’offrait à l’extérieur, trop loin qu’elles étaient de la fenêtre. Le visiteur non plus n’y voyait rien et ne s’étonnait pas moins que les deux femmes.