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LA GUERRE ET L’AMOUR

assiégeaient la ville, même les boulets de fer qui avaient détruit sa maison.

Et leur torture allait croissant de minute en minute. Comme elles ne pouvaient entendre les deux hommes sur le pont, elles commençaient à penser que la mer les avait arrachés du navire, et que, maintenant, l’« Aurore » s’en allait follement à l’aventure, vers des récifs où elle se briserait en miettes. Dans leur esprit, de plus en plus affolé, elles faisaient toutes espèces de suppositions, même les plus invraisemblables, imaginant les pires catastrophes. Lorsqu’un paquet de mer s’abattait sur le pont avec un bruit de tonnerre, elles croyaient que c’étaient les mâts qui s’écrasaient cassés par le vent. Il n’en fallait pas davantage pour leur faire imaginer l’Aurore, sans voiles ni mâture, devenu le jouet des flots enragés. Et elles se voyaient seules sur ce bateau qui prenait la proportion d’une noix dans cette immensité en démence. Et cette noix était secouée en tous sens, soulevée, ballottée, poussée en des abîmes vertigineux, puis remontée, élevée vers des hauteurs inconnues, portée de sommets en sommets, et, une fois encore, plongée brutalement dans des trous sans fond…

Leur martyre eut une fin au point du jour, lorsque la tempête parut donner des signes de fatigue et se calma peu à peu. La mer était encore trop grosse pour leur permettre de monter sur le pont où les poussaient la curiosité et une inquiétude facile à comprendre. Tous de même, comme elles se sentaient soulagées ! Elles remercièrent le ciel de leur apporter cette détente dans le salut.

Vers les huit heures, comme la mer s’apaisait un peu, le capitaine confia la barre à l’Indien et descendit rendre visite aux deux femmes. On prit une légère collation de pain, de fromage et du vin. Puis le capitaine remonta à son poste, apportant à Max un petit panier de provisions qu’il se mit à dévorer. Oh ! on avait passé une rude nuit, et l’appétit s’en trouvait rudement grossi.

À trois heures de relevée, on était en vue des îles de la Madeleine. Le vent étant tombé, l’Aurore n’avançait plus que lentement, si lentement qu’il faisait pleine nuit quand on aborda la côte. On ne mit pied à terre que le lendemain.


♦     ♦


Deux jours après le départ de l’Aurore et de ses passagers, Louisbourg capitulait. Quelque temps après, les soldats de la garnison et les habitants de la ville étaient embarqués sur les navires anglais et transportés en France. Aurèle et Olivier firent bien des tentatives pour échapper à cette déportation et essayer de gagner l’île Saint-Jean ; mais les Anglais, jaloux de leur prise, ne leur en laissèrent point l’avantage.

— Allons ! courage tout de même, disait Olivier à Aurèle désespéré. Nous reviendrons, cher Aurèle, nous reviendrons.

Soit, ils pourraient revenir… ils reviendraient… Mais quand ?

Ce fut des yeux humides et tournés vers l’île Saint-Jean que les deux jeunes hommes, devenus deux frères, virent disparaître peu à peu les côtes de l’Amérique.


TROISIÈME PARTIE

L’Île Saint-Jean


Après deux jours d’escale aux îles de la Madeleine, où le capitaine connaissait des Sauvages avec qui il avait jadis trafiqué, on fit voile pour l’île Saint-Jean.[1]

Sur les indications de l’Indien, le capitaine dirigea son bateau vers la baie de la côte sud, où, affirmait Max, des blancs avaient construit une bourgade, pas loin de la mer. Il y avait là, en effet, un hameau bâti sur une hauteur dominant la baie et la mer et qu’on appelait Pointe-aux-Corbeaux. Ce hameau, presque un village, était habité par des familles d’agriculteurs et d’anciens pêcheurs venues d’Acadie, de braves gens qui n’avaient pu supporter la domination anglaise. Dans la baie on pouvait voir quelques barques de pêcheurs, les unes à l’ancre, d’autres échouées sur la grève parmi des rochers. Pour atteindre le sommet de la pointe et, plus loin, le village, il avait fallu pratiquer une coupe assez profonde dans la pente très raide du plateau donnant ainsi une voie accessible. On ne pouvait de la baie, ni même de la mer, apercevoir les habitations du village, que dérobaient la vue d’épais et hauts bois. Toute la côte, d’ailleurs était fortement boisée, si bien qu’on eût pu penser que l’île toute entière ne formait qu’une forêt immense et compacte et que toute cette terre était inhabitée.

Les fugitifs de Louisbourg furent très bien accueillis par les habitants du hameau, et tout de suite ils s’y trouvèrent comme chez eux. La petite colonie vivait librement, indépendante et heureuse ; c’était comme une grande famille dans laquelle chaque membre avait mis ses ressources en commun. S’il n’y avait pas de superflu, du moins y trouvait-on tout le nécessaire à une existence convenable. Personne d’ailleurs ne souffrait, personne ne se plaignait de son sort. Par delà le hameau et s’étendant sur une

  1. Aujourd’hui île du Prince-Édouard