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LA GUERRE ET L’AMOUR

lard qui vous coupait la vue pendant quelques instants. D’autres fois c’étaient des grêlons qui claquaient contre les voiles ou crépitaient sur le pont du bateau. Quoi ! un vrai bon temps pour se tirer des Anglais. Avec ça que la mer rugissait au large : on l’entendait du fond du goulet. Un rugissement qui couvrait tous les bruits de la terre.

Seulement, là, dans le goulet du port, il convenait d’y aller avec circonspection. Il y faisait un noir d’encre. Mais le capitaine connaissait son chemin par cœur et pouvait y aller d’une marche sûre. À vrai dire, il n’y avait que la mer à redouter, cette mer déchaînée et qui grondait là-bas de terrible façon. Allons donc ! est-ce que la « furieuse » avait jamais inquiété le vieux marin ? Il la connaissait si bien ; il savait depuis longtemps comment la prendre dans ses plus méchantes humeurs. Et l’Aurore aussi en avait une bonne connaissance, sans compter qu’elle était souple et vive, savait se prêter à tous les vents et pouvait se rire de toutes les tempêtes. Ah ! la bonne et forte confiance qu’elle inspirait à son patron ! Lui tenait la barre avec autant d’aise qu’il tenait sa pipe entre ses dents, la main sûre, le coup d’œil juste. D’une voix nette et haute, il commandait la manœuvre, ses ordres étaient d’une précision remarquable… Il était connu pour sa parfaite connaissance de la manœuvre comme de la mer. Jamais par sa faute son équipage n’avait fait un geste inutile, commis une erreur, s’ingéniant à tout prévoir pour ne pas être contraint de remédier aux fautes commises. Quelque temps qu’il fît, il était et restait maître absolu de son navire.

Et puis, cette nuit-là, le capitaine avait pour le seconder un garçon qui n’était pas sans mérite, bien au contraire. Max, en premier lieu, était vaillant, courageux et d’une bravoure reconnue. Il ne connaissait pas la peur et la peur n’avait aucune prise sur lui. La mer déchaînée et rugissante ou la forêt impénétrable et sombre faisait ses délices. Sur la mer ou dans la forêt il était chez lui et, comme on dit, il se trouvait dans son élément. Max naviguait depuis l’âge de dix ans, il en avait vingt-deux maintenant. Pendant ces douze années il avait acquis une bonne expérience de la mer.

Le capitaine n’oubliait pas la circonstance dans laquelle il s’était attaché ce jeune sauvage. Un matin, l’Aurore venait de prendre la mer pour gagner les bancs de Terre-Neuve ; c’était son premier voyage de la saison. Le patron n’avait avec lui que deux matelots de peu d’expérience et son tout jeune fils Aurèle. Le gamin, qui aimait à fureter dans tous les coins, avait découvert, dissimulé sous un tas de filets, un jeune sauvage à peu près de son âge. Ce sauvage lui souriait d’un air timide et paraissait l’implorer de ne pas dévoiler sa présence au patron… pas maintenant du moins. Plus tard, lorsqu’on serait en pleine mer, qu’on ne verrait plus la terre, alors que le patron ne serait pas tenté de rebrousser chemin pour débarquer son rat de cale… Mais Aurèle connaissait ce galopin des bois pour avoir fréquenté l’école avec lui. C’était Max. Tout heureux de trouver à bord un compagnon de son âge et une ancienne connaissance par surcroît, Aurèle appela son père pour lui montrer sa découverte. Le marin connaissait aussi le jeune Micmac.

— Tiens, tiens, fit-il sans trop de surprise. Et où vas-tu comme ça, mon garçon ?

Le Jeune sauvage ne parut pas pris au dépourvu. Il répondit qu’il voulait faire un pêcheur et qu’il aimait la mer autant que les bois.

Le capitaine le garda. De ce moment, Max pêcha l’été, chassa l’hiver, et devint aussi bon marin qu’excellent chasseur.

À lui seul Max valait deux matelots, et l’on savait qu’il pourrait, cette nuit-là, suffire à la manœuvre. Vigilant et infatigable, paraissant doué du don d’ubiquité, il était partout et surveillait toutes choses. Très souvent il prévoyait ou devinait les ordres du patron, et à l’instant il exécutait la manœuvre avec la plus grande précision. C’était une faculté très précieuse pour le maître du bateau, surtout en cette nuit et alors qu’on était à portée de voix des vaisseaux ennemis. Car un ordre donné à voix haute ne risquait-il pas d’être perçu par une vigie anglaise ? C’était à craindre. Et là encore le patron de l’Aurore s’y connaissait. Un autre marin, moins expérimenté, se fiant au bruit du vent dans la mâture et de la vague claquant contre les flancs du navire, aurait à son équipage clamé des ordres de toute la force de ses poumons, ne pouvant imaginer qu’à ce moment même une accalmie se produisait à une centaine de brasses de là, autour des navires ennemis. Or la voix, ayant franchi la zone du bruit, laissait tomber son écho, presque sonore, dans ce calme plus loin. Tout de suite l’ouïe attentive d’une vigie ou d’une sentinelle captait l’écho de cette voix humaine, et la barque en fuite était aperçue, suffisamment du moins pour devenir une cible sûre. Voilà donc pourquoi le capitaine se gardait au-