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À ce cri, des serviteurs accoururent de la cuisine. En voyant leur compagnon qu’un étranger tirait après lui par une oreille toute tordue et sanguinolente, la meute entière poussa les hauts cris. La danse fut interrompue, et du pavillon sud accourut en la salle commune toute la bande des invités de Mrs Loredane. Parmi cette foule se trouvaient une vingtaine d’officiers de la garnison, et, entre autres, le major Whittle.

En reconnaissant le capitaine français le major sentit toute sa haine lui affluer au cœur. Comme il était déjà à demi ivre et, par conséquent, pas assez raisonnable pour être prudent, il cria aux autres officiers en mettant l’épée à la main :

— Messieurs, voici l’ennemi, sus !

Un hurlement retentit dans la salle :

— Sus ! sus !…

Vingt épées au moins jetèrent leurs éclats fauves à la lueur des lampes.

Mrs Whittle voulut retenir son mari. Lui, la repoussa durement et fonça sur le capitaine en même temps que les autres officiers. Les vingt épées ennemies s’arrêtèrent et s’immobilisèrent dans un grand choc d’acier : elles avaient rencontré la rapière d’Aramèle.

— À la bonne heure ! dit le capitaine en souriant d’aise.

Car il aimait toujours la bataille, ce brave Aramèle, il l’aimait sans la provoquer, et du moment qu’il se sentait dans son droit, du moment qu’il n’aurait pas à se reprocher une traîtresse offensive, il se sentait plus fort que vingt hommes, il eût résisté à cent hommes, et sa défensive était aussi mortelle à ses adversaires que la plus foudroyante offensive.

Or Aramèle, dès sa première parade à l’attaque soudaine des officiers, avait déjà fait une victime : la pointe de sa rapière avait troué la gorge d’un jeune lieutenant qui s’était trop tôt aventuré contre la terrible rapière.

Ce premier coup d’Aramèle sema la rage parmi le groupe des officiers, qui dégagèrent vivement leurs lames pour reculer et foncer de nouveau sur le capitaine. Les passes qui suivirent furent plutôt lentes et timides, et l’on eût pensé que les officiers, après avoir vu un des leurs tomber la gorge percée, voulaient à présent tâter de loin la rapière comme pour en découvrir le point faible.

Durant ces quelques passes l’épée d’Aramèle demeura sur la défensive, mais fière et solide.

Autour des combattants un brouhaha indescriptible naissait et grandissait.

Des femmes, éperdues, se jetaient contre les officiers, leurs maris ou leurs amants, et elles tentaient de les empêcher de se battre contre ce Français dont elles connaissaient la terrible réputation d’escrimeur. Et elles criaient en tirant leurs hommes par les basques de leurs habits, elles se lamentaient, elles pleuraient. Les officiers les repoussaient en jurant et en invoquant le prestige de la grande Angleterre et de son valeureux roi.

Très effarouchés, les serviteurs couraient çà et là, pour apaiser la terreur des femmes ou pour les conseiller de se retirer de la salle, afin qu’elles ne fussent pas exposées à être battues ou blessées, et en même temps ils appelaient à tue-tête :

Mrs Loredane ! Mrs Loredane !…

Comme s’ils avaient cru que Mrs Loredane fût assez puissante pour arrêter le combat…

Mais Mrs Loredane n’était pas en vue et elle n’accourait pas aux appels, pour la bonne raison qu’elle venait justement de faire transporter le corps inanimé de Hampton dans une chambre reculée de son propre logement, et qu’elle n’entendit pas, probablement, le vacarme de la salle commune. Avec l’aide d’une servante elle s’efforçait de ramener à la vie le jeune officier.

Mêlés aux femmes troublées et affolées dans la salle, et non moins troublés et apeurés que celles-ci, se trouvaient des bourgeois sans armes et des jeunes gens de l’administration. Ces bourgeois et jeunes gens se tenaient, craintifs et curieux, derrière les officiers ou se dissimulaient dans la masse des serviteurs et des femmes, tout prêts à prendre la fuite au premier danger pour leur propre peau. Naturellement tous ces gens souhaitaient la mort rapide du Français, et si, en dépit de leur effroi, ils demeuraient là près des épées menaçantes, c’était pour mieux se réjouir et plus tôt de la mort de ce damné capitaine, c’était pour se jeter sur son corps et le piétiner, c’était pour abreuver un cadavre d’outrages, c’était pour cracher tout leur mépris sur ce Français qu’ils redoutaient par-dessus tout.

Mais il y avait là aussi des jeunes filles qui, très surexcitées par l’influence des vins qu’elles avaient largement absorbés, applaudissaient au spectacle et juraient contre ceux et celles qui essayaient d’empêcher le