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de lumières puissantes ces splendides vallées qui bordaient les rives du Saint-Laurent.

Oui, Aramèle s’en allait vers l’est… vers la France ! Il s’en allait, sans jeter derrière lui un regard. Et, pourtant, il eût voulu revoir, dans un dernier regard d’adieu, les toits, les clochers et les tours de la cité conquise, mais il redoutait d’y apercevoir le drapeau inconnu ! Ah !… si, tout à coup, une voix lui avait crié : — Regarde, Aramèle ! vois le drapeau de la France !

Il eût jeté un cri de joie suprême, il eût rebroussé chemin et, plein d’ivresse, il fût accouru pour s’agenouiller au pied du drapeau dont l’image vénérée était à son esprit une obsession continuelle.

Hélas nulle voix semblable ne vint murmurer à son oreille.

Il allait tête basse, sac au dos, la rapière battant le mollet de sa jambe. Il chemina longtemps, inquiet, troublé, voûté. Il traversa des bosquets à la ramure fraîche, et gaiement bruissante, il passa sous des voûtes de feuillages rouge et or sertis de diamants dont les feux ardents emplissaient ses prunelles de lumières : les rayons du soleil, qui venait de paraître à l’horizon, changeaient entièrement l’aspect de la nature. Le vert devenait des cuivres brillants ou des lingots étincelants, et sur ces cuivres, sur ces lingots la goutte de rosée glissait comme une perle, un rubis, une opale… Il franchissait des ramées toutes jeunes au sein desquelles des fleurs timides ouvraient leurs boutons, et il entendait une vie magique remuer joyeusement dans ces mystérieux alcôves des frondaisons jeunes. Il écoutait, ravi, le roucoulement des tourterelles, le doux fredon des rouges-gorges, le pépiement des passerines, le cri sonore des merles… Tout à coup le croassement d’une corneille jetait sa note discordante ; alors, durant un moment, le silence s’établissait parmi les oiseaux travaillant déjà à leurs nids. On n’entendait plus que la brise naissante qui commençait de secouer les feuillages, que des volètements rapides… tout semblait se taire craintivement, lorsque, hardiment, un pic-vert se mettait à tambouriner contre l’écorce d’un tronc d’arbre. Alors, reprenait toute la musique des bois, plus vive, plus éclatante.

Aramèle se rappelait que là-bas, en sa jeunesse, il avait entendu des musiques semblables et tout aussi merveilleuses… c’était sous le ciel de France.

Et il traversait des rivières aux eaux vives et chantantes… il longeait des vallons, foulant sous ses pieds le tapis d’herbes nouvelles pleines de senteurs, parfois capiteuses, auxquelles ses narines se dilataient avec frénésie… il passait des ravins profonds au fond desquels coulaient vers le fleuve, venant des monts lointains, des eaux torrentueuses… Puis c’étaient les petits champs d’une ferme, où pointaient les tiges timides des grains, d’une métairie entourée de haies où les bestiaux paissaient avec avidité l’herbe nouvelle et tendre. Et Aramèle jetait un regard d’envie vers les petits bâtiments à toits de chaume d’où s’échappaient des rires d’enfants mutins. Parfois son regard découvrait des ruines de maisons : c’était une terre abandonnée. Lors des massacres des armées de Wolfe en 1759, les habitants avaient été tués, leurs bâtiments livrés au pillage et à l’incendie. Aramèle, qui se rappelait les terribles dévastations commises par les Anglais durant le siège de Québec, sentait son cœur se gonfler de douleur, d’amertume et de haine. Et c’étaient encore d’autres champs plus vastes que traversait le capitaine, les champs d’un grand domaine, qu’on venait d’ensemencer. Ils étaient tout noirs, et au-dessus s’élevait une vapeur diaphane qui apportait à l’odorat d’Aramèle des senteurs de terroir français. Là-haut, dominant la route, et au sein d’un bosquet de peupliers, de pins et de hêtres, se dressait la demeure du maître, massive et superbe comme un château-fort. Au sommet d’une petite tourelle le capitaine remarqua un petit drapeau français qui déployait fièrement ses plis dans la brise.

Aramèle soupira longuement : cela ressemblait tellement à la France !…

Mais plus, maintenant, il avançait sur la route, et dans la campagne, plus il oubliait le passé : et sa taille se redressait, ses yeux brillaient de lueurs nouvelles, de lueurs d’espérance, ses regards dévoraient avec un plaisir infini les lieux, les aspects, les couleurs, les mouvements qui l’environnaient : tout ce qui vivait autour de lui ne lui était pas inconnu, et il se sentait pénétrer dans un pays qui était son pays. Rien ne lui paraissait plus étranger. Le ciel lui souriait, le sol s’enivrait, le vent chantait mélodieusement… Aramèle se grisait peu à peu d’un bonheur inattendu.

La route bifurqua à droite, elle serpenta au travers de taillis épais, traversa une plaine onduleuse et fleurie, puis elle grimpa aux flancs d’un coteau fortement boisé,