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LA TAVERNE DU DIABLE

comprenez aussi, ce n’est pas de ma faute si vous êtes demeuré aussi longtemps dans cette prison affreuse.

— Oh ! Miss Tracey, sourit Lambert, il ne faut pas trop me plaindre dans ma prison affreuse. Je ne suis pas si mal qu’on pense. Comme vous voyez, je me porte à merveille. Je mange avec appétit les mets délicieux que vos fines mains apprêtent pour moi, et je bois ici des vins exquis. Et dame ! pourquoi ne pas tout dire ? mon bonheur serait complet si je vous avais avec moi, c’est-à-dire que je finirais en ce lieu agréablement le reste de mes jours.

— Oh ! ne vous moquez pas de moi, Jean, vous me faites souffrir !

La voix de la jeune fille frappa l’oreille de Lambert comme un gémissement, de douleur.

— Je vous demande pardon, Miss Tracey ! Loin de moi la pensée de vous faire souffrir, je vous estime trop ! Mais que voulez-vous, je me sens le cœur au badinage, ce n’est pas ma faute !

— Je vous pardonne, Jean, parce que je vous aime !… murmura la jeune fille.

— Ah ! quelle sublime parole, Miss Tracey ! s’écria Lambert déjà ému par ce « Jean » tout court que disait la jeune fille. Vous m’aimez et je ne vous déteste pas. Nous voilà donc de bons amis ! Ah ! si nous pouvions être davantage !

— Si vous le vouliez… balbutia Miss Tracey tremblante.

— Je ne peux pas !

— À cause de… l’autre ?

— Mon Dieu, oui, Miss Tracey, puisqu’il faut être franc, et au risque de vous blesser mortellement. Vous, je vous aime comme une bonne petite sœur… l’autre, comme ma femme !

— Mais elle n’est pas votre femme ! dit sourdement Miss Tracey vivement piquée cette fois par la jalousie.

— C’est vrai ; mais j’ai juré qu’elle le sera !

— Seulement si je veux !

Lambert tressaillit. Dans la voix de Miss Tracey il venait de saisir une menace. Il comprit qu’il était allé trop loin. Il savait qu’il était dangereux de jouer avec le cœur d’une femme, il en pouvait faire naître une haine terrible.

Et de fait, Miss Tracey tout à coup sentait sa haine la reprendre peu à peu ; parce qu’elle en arrivait à s’imaginer que Lambert la narguait simplement.

Mais Lambert voulut réparer de suite sa faute.

— Miss Tracey, dit-il, pardonnez-moi encore ! Je sais que vous êtes une bonne fille… vous êtes un ange… oui, un ange ! Seulement, vous ne me comprenez pas ! Mais n’entrons pas dans une discussion fastidieuse. Il viendra un jour, si je vis encore, que vous saurez mieux m’apprécier, un jour que je saurai mieux vous aimer et vous bénir !

— Je vous pardonne, répondit la jeune fille. Vous parlez bien, quand vous voulez. Et je prends votre parole… un jour viendra… Soit. Mais d’ici là je veux vous donner encore une preuve de l’intérêt que j’ai pour vous. À l’aube, je reviendrai et j’apporterai une échelle. Celle qui servait à descendre dans votre prison a disparu. J’en découvrirai une dans les environs de notre maison. Espérez donc !

La jeune fille quitta le bord de la trappe.

— Attendez ! cria Lambert, je désire vous demander une faveur en attendant ma liberté !

— Si cela m’est possible, je vous l’accorderai, répliqua la jeune fille un peu surprise.

— Je pense que c’est possible : c’est une bougie et un briquet que je voulais vous demander. Ah ! si vous saviez comme c’est affreux de vivre sans cesse dans l’obscurité !

Miss Tracey sourit et dit :

— Je vais aller chercher le nécessaire là-haut !

— Lambert sourit également… mais son sourire avait quelque chose de particulier. Car Lambert avait une idée, et cette idée était de ne pas devoir sa liberté à la jeune anglaise, et par là ne pas se charger d’un devoir de gratitude qu’il ne se sentait pas capable de remplir. Il devinait que le but de Miss Tracey, c’était de se faire aimer de Lambert. Déjà elle lui avait sauvé la vie. Certes Lambert lui était très reconnaissant, mais il ne pouvait payer de la monnaie que semblait lui réclamer la jeune fille, parce que Lambert aimait avant tout Cécile Daurac à qui il s’était promis. Le mieux était donc, si l’occasion se présentait, de recouvrer sa liberté par lui-même. Une autre chose : le jeune homme redoutait que des circonstances survinssent pour empêcher Miss Tracey d’exécuter son projet, c’est-à-dire donner la liberté au lieutenant. Il importait donc de profiter de la première chance venue, et Lambert la voyait apparaître.

En effet, Miss Tracey quitta la trappe, traversa la cave dans sa longueur, monta l’escalier et disparut dans la cuisine de la taverne.

Elle fut dix minutes absente. Lorsqu’elle revint à la cave secrète apportant un briquet