Page:Féron - La corvée, 1929.djvu/46

Cette page a été validée par deux contributeurs.
44
la corvée

Un peu plus tard, les compagnons du vieux paysan voulurent savoir comment il s’était fait que lui, le paisible père Brunel, se fut rebellé contre l’officier provocateur.

— Pour moi, fit Michaud, ça m’étonne bien ; il faut que ça vous ait pris comme un coup de pistolet.

— C’est vrai, mes amis, ça m’a pris comme ça. Pourtant, faut bien dire, pour dire vrai, que depuis deux jours je sentais comme une boule dans le creux de l’estomac, il y avait-là quelques chose qui me brûlait. Eh ! bien ! c’était ça… Voyez-vous, il fallait que quelque chose arrive. Et encore je me demande maintenant si c’est pour tout de bon cette boule-là. Mais c’est égal, je suis content ; il me semble seulement que Barthoud méritait mieux que ce que je lui ai donné. N’importe si ça recommence, ma foi, et j’en demande bien pardon au bon Dieu à l’avance… oui, si ça recommence, cette fois-là je lui casse les reins tout net !

Et le maçon de sa main nerveuse et enchaînée étendit une couche de mortier sur la pierre.

Les autres demeurèrent un moment pensifs, et ils savaient que le vieux Canadien était capable de faire comme il disait ; mais une chose inquiétante ; il pourrait bien lui arriver malheur, au pauvre vieux !

Gignac, tourmenté pas quelque mauvais présage qu’il n’aurait su définir, murmura à ses compagnons :

— Les amis, si Barthoud veut encore brutaliser le père Brunel, il faudra qu’on trouve un moyen de l’empêcher, car il finira certainement par arriver un malheur !

Les autres approuvèrent d’un hochement de tête plutôt dubitatif ; puis le travail reprit dans un silence inquiétant.

Ce même jour, vers les deux heures et demie de relevée, peu après la reprise du travail à la brèche, on entendit le père Brunel pousser une exclamation joyeuse ; puis on le vit abandonner sa truelle, lever ses deux mains enchaînées, tendre les bras au-dessus de la maçonnerie, puis chanceler comme s’il allait tomber. Or, les yeux se portaient aussitôt sur une jeune fille qui venait d’apparaître de l’autre côté du mur.

— Mariette !… Mariette !… proféra le vieux d’une voix pleine de sanglots.

Et il continuait de tendre ses mains enchaînées et maculées de mortier et de chaux.


XI

PÈRE ET FILLE


Sur le moment la jeune fille demeura surprise et incapable de faire un mouvement. Elle considérait son père d’un œil hagard. Était-il possible qu’on traitât ainsi son bon père ? Alors la souffrance supplanta la surprise, et d’abondantes larmes coulèrent sur ses belles joues.

— Ô mon Dieu ! cria la belle enfant dans le flot de ses larmes, est-il possible que les Anglais soient si inhumains !

— Ah ! ma fille, ne blâme pas les Anglais… Non ! non ! ne jette le tort à personne, car, vois-tu, c’est ma faute !

Et il laissa tomber ses mains lourdement et pencha la tête comme si, véritablement, il eût éprouvé le remords d’une faute.

Mariette passa une main nerveuse sur ses joues mouillées, elle sauta sur la maçonnerie, courut à son père et se jeta à son cou.

Les travailleurs, les soldats et Barthoud demeuraient immobiles, silencieux et troublés, peut-être, par cette scène douloureuse.

Le père étreignait sa fille doucement ; la fille tenait ses lèvres collées sur le front ravagé de son père. Tous deux pleuraient encore en silence, incapables qu’ils se sentaient de proférer une autre parole.

Mariette, enfin, parut voir pour la première fois les spectateurs de cette scène, et un instant elle les considéra avec une sorte d’étonnement. Puis son regard clair, plus clair, semblait-il, dans la rosée qui les humectait, s’arrêta sur l’officier. Était-ce divination ?… Le regard se fit accusateur, il pesa un moment avec persistance sur Barthoud… Et lui, Barthoud, malgré lui, sans le vouloir assurément, se mit à reculer, puis il tourna le dos et alla reprendre sa marche accoutumée dans l’ombre des remparts. On eût dit que le regard candide et pur de la jeune fille l’avait épouvanté. Celle-ci reporta ses yeux sur le maçon pour le considérer encore d’un air douloureux. Puis elle s’écarta un peu prit ses mains enchaînées et sembla les soupeser. Un rapide coup d’œil lui fit découvrir que les autres travailleurs n’avaient pas leurs mains ainsi enchaînées.

— Mais pourquoi, mon pauvre père por-