Page:Féron - La corvée, 1929.djvu/27

Cette page a été validée par deux contributeurs.
25
la corvée

immense pièce d’étoffe pour trente hommes à la fois. Les étables sont quelquefois mieux aménagées. Et là, dans les temps froids on gelait ; dans les jours de chaleur on y étouffait. Et ce soir de juillet, en dépit de la fraîcheur crépusculaire, la baraque était brûlante ; la chaleur y était maintenue par les tuiles du toit surchauffées tout le jour, on pouvait voir ces malheureux suer encore à grosses gouttes… et il entrait si peu d’air par les soupiraux grillagés.

Quelques minutes après l’entrée des galériens un gong résonna lugubrement dans une autre partie de la baraque et l’on vit paraître trois hommes : un cuisinier et deux aides. Le premier portait une haute et lourde marmite de fer de laquelle fumait un bouillon de bœuf et de légumes, un aide avait charge des gamelles et cuillers de bois, l’autre était chargé d’une immense corbeille de pain brun. Chaque homme recevait d’abord une gamelle et une cuiller, dans la gamelle le cuisinier laissait tomber une ration du bouillon de bœuf, puis le deuxième aide distribuait deux morceaux de pain brun à chaque forçat. Seulement, l’on pouvait, en le demandant, avoir une deuxième portion de bouillon. C’était tout… c’était tout pour ces hommes qui venaient de faire une rude besogne durant treize heures, sous une chaleur insupportable. Complétons en disant que le midi on servait exactement la même ration, mais, le matin il fallait partir au soleil levant après avoir dévoré seulement une bouillie de farine avec un unique morceau de pain.

La scène qui suivit fut assez curieuse : chaque homme plongea avidement le nez dans sa gamelle, car la faim ne se commande pas, et durant dix minutes on n’entendit qu’un bruit de « humage » et de mastication précipitée. À ceux-là qui le désiraient — mais pas un homme ne manquait de tendre sa gamelle — le cuisinier servait un second bouillon, mais plus clair… Puis les dix minutes expirées, un long silence suivit, le repas était terminé. Pourtant on avait vingt minutes pour manger. Vingt minutes… on était plus généreux pour le temps que pour le pain. Puis, peu à peu les conversations commencèrent, mais il ne fallait parler qu’à mi-voix et entre voisins seulement. Deux gardes, le fusil au bras, se promenaient dans l’allée, en sens inverse, de sorte que ces malheureux voyaient sans cesse peser sur eux l’œil d’un cerbère.

D’une salle voisine arrivaient par joyeuses bouffées les rires des officiers et soldats qui faisaient bombance ; car eux mangeaient bon et à plein et buvaient du cidre frais et mousseux.

Au bout de dix autres minutes, le cuisinier et ses aides repassèrent pour enlever les gamelles et les cuillers, puis les conversations, commencées craintivement et à souffle court, s’animèrent peu à peu. L’histoire de Jaunart et du père Brunel faisait le tour de la salle. On put entendre des grondements de fureur… et des imprécations étaient murmurées, des menaces proférées tout bas, un souffle de révolte passait dans l’atmosphère. Mais à quoi bon !

Quand vinrent dix heures, le même gong entendu au souper résonna, et tous ces gueux s’étendirent côte à côte sur leur paille et ne bougèrent plus. De ce moment on n’entendit plus que des souffles rauques, des respirations rudes mêlées de ronflements, et le pas monotone des deux gardes qui se promenaient dans l’allée.

La corvée dormait…

Dormir ?… Oui, quelques-uns parvenaient à s’endormir sous la pesanteur d’une immense lassitude. Mais combien, paupières closes demeuraient éveillées ! Combien profitaient de ce moment de repos et de silence pour reporter leur pensée… toute leur pensée tourmentée vers les êtres aimés auxquels ils avaient été arrachés par le bras de la tyrannie ! Que de mortelles angoisses tiraillaient l’esprit de ces hommes honnêtes et justes ! Ah ! en ces temps de joug impitoyable comme a dû souffrir l’âme de ce peuple canadien qui n’avait déjà tant souffert que pour retomber sous l’écrasant fardeau de tortures sans nom ! Saura-t-on un jour le nombre de ces tourments ? La cruauté de ces supplices ? Non ! l’Histoire elle-même reculerait devant l’abominable tâche de tirer de l’ombre du passé cet amas d’ignominies que la main de l’étranger se complut à accumuler sur une race qui, heureusement, avait su puiser sa force dans la noblesse du cœur et dans le renoncement !…


VII

LE NOUVEAU GALÉRIEN


Le lendemain, au matin, cinq nouveaux