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la corvée

pièce voisine, le tavernier alluma quatre lampes de son établissement.

Au bout de quelques minutes la femme revint apportant un gobelet de vin pour la jeune fille ; elle trouva Mariette endormie…

— Pauvre fille, murmura-t-elle en la considérant d’yeux qui se mouillaient, si ça fait pas pitié un peu…


VI

À LA BRÈCHE


Comme la journée allait finir, des travailleurs libres, en se rendant au cabaret, passèrent non loin de la brèche. L’un de ces hommes, apercevant le père Brunel qu’il connaissait, s’approcha et dit :

— Tiens ! père Brunel, vous ne pouvez pas vous imaginer ce que ma femme m’a appris tantôt… Il paraîtrait qu’il y a deux de vos filles dans la ville qui vous cherchent.

À cette nouvelle le vieux devint tout blême et toute son armature d’homme trembla visiblement.

— Ah ! fit-il dans un hoquet d’émotion… c’est votre femme qui vous a dit ça ?

En même temps sur son rude masque cuivré on pouvait percevoir une immense angoisse, comme si son cœur d’époux et de père eût été traversé par un pressentiment de malheur.

— Oui, c’est ma femme qui m’a conté ça, reprit l’ouvrier. Même qu’elle m’a dit le nom de vos filles, mais je ne me rappelle plus : voyez-vous, moi pour les noms, j’ai pas bien de la souvenance. Tout de même, il y en a une, une petite blonde, comme a dit ma femme, qui est tombée sur le chemin rendue à bout par la longue marche qu’elle venait de faire avec sa sœur.

— Une petite blonde… Clémence ! murmura le père Brunel, plus pâle et plus tremblant.

— Ma femme a bien eu l’envie de les inviter à entrer chez nous, mais sur l’entrefaite deux dames de la haute-ville, qui passaient en voiture, les ont emmenées.

— Deux dames de la haute-ville… fit le père Brunel devenu sombre et pensif.

— Oui, des dames anglaises…

Le vieux demeura muet, regardant l’ouvrier avec des yeux hagards. Il demanda peu après :

— Savez-vous pourquoi mes filles me cherchent ?

— Un peu, oui. Il paraît que votre femme n’est pas trop bien, et vos filles venaient à la ville pour vous prévenir. Vous n’en saviez donc rien, comme ça ?

Si le père Brunel se remettait de la première surprise, son inquiétude n’en demeurait pas moindre au sujet de sa femme malade et de ses filles emmenées par des dames anglaises de la haute-ville.

— Et vous êtes sûr, demanda-t-il encore à l’ouvrier, que votre femme ne s’est pas trompée ?

— Ah ! ah ! père Brunel, se mit à rire l’ouvrier, vous devez bien savoir que pour les nouvelles les femmes ne se trompent jamais. Des fois, on peut seulement leur reprocher de ne pas faire l’histoire aussi vraie qu’elle devrait être. Vous savez nos femmes aiment ça exagérer un peu, rendre ça plus triste ou plus drôle, suivant que le cœur leur en dit. Ah ! tiens ! vous allez bien voir vous-mêmes, parce que je me rappelle à présent le nom de la brune, car il y en avait une blonde et une brune. La brune se nommait Mariette.

— Mariette… Clémence… murmura le vieux.

— Et puis qu’elles venaient de Saint-Augustin… Est-ce pas par là que vous vivez ?

— Oui, oui, je vous crois. Mariette et Clémence, elles sont bien mes filles, et j’ai mon bien à Saint-Augustin. Oui, oui, vous avez raison, mon ami. Aussi je vais tâcher de voir mes filles. Nous avons encore une heure de travail à faire, et je vais demander à l’officier de me remplacer pour une heure. J’irai à la haute-ville voir mes filles…

— Si l’officier y consent, père Brunel, je prendrai votre place pour une heure, car je fais aussi quelquefois de la maçonnerie.

— Merci, merci, mon ami, je vais parler à l’officier.

Il abandonna aussitôt sa truelle et alla à l’officier qui, plus loin, demeurait adossé au mur. Barthoud avait une figure à faire peur au plus brave, car il n’était pas encore revenu ni du coup de poing ni du coup de tête de Jaunart. Au reste, à ce dernier il garderait longtemps un grain dans l’épi. Il n’était pas précisément, ce Barthoud, un ravaleur de haine et de vengeance.

Le père Brunel s’approcha timidement.