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songea à son petit plus que jamais, et son cœur éclatait ! Là, elle revit par l’imagination son mari jeté dans les luttes sanglantes de la guerre, guetté sans cesse par la mort ! Et si la mort l’enlevait… si elle-même allait succomber sous le poids des mauvais traitements, de la maladie ou de la douleur, le petit… qui prendrait soin du petit orphelin ! Son cœur se brisa…

Pourtant, cette jeune fille qui avait été si bonne, cette Hortense Pierrelieu pouvait-elle subitement devenir si mauvaise, si méchante, si féroce ? Non… c’était sans doute une crise… une crise de nerfs ou de folie, cela paraissait ! Héloïse eut un peu d’espoir. Elle voulut alors savoir pourquoi on la traitait ainsi, quel mal elle avait fait.

Elle fit venir Mlle Pierrelieu.

— Ah ! quel mal vous avez fait ? rugit la jeune fille. Vous voulez le savoir ? Eh bien ! vous m’avez pris celui que j’aimais, vous avez ruiné, brisé ma vie ! N’est-ce pas assez ?

— Vous voulez parler de cet infâme Deschenaux ? demanda Héloïse, interdite.

— Ah ! ricana sourdement Mlle Pierrelieu, il vous sied bien de l’appeler infâme ! Est-ce pour provoquer ma pitié ? Je ne suis pas folle, allez ! Ah ! non… j’ai toute ma raison, et ma raison me commande de vous haïr ! Et je vous hais ! Oh ! si je souffre à cause de vous, je vous jure que vous souffrirez aussi et à votre soûl ! D’abord vous pouvez oublier votre Jean Vaucourt, il ne reviendra pas de là-bas ! Et vous n’avez plus besoin d’espérer revoir votre marmot ! Ah ! non… quand je devrais l’étouffer de mes mains, vous ne le prendrez plus dans vos bras, vous ne le couvrirez plus de vos caresses ! Ah ! non !… je l’ai juré ! Et puis, bientôt, vous partirez d’ici ; vous partirez parce que je le veux ! Et voulez-vous savoir où vous irez ?… Vous irez faire la femme du vicomte de Loys ! Vous connaissez ce débauché, hein ?… ce libertin ?… ce jeune fou ?… C’est lui qui vous prendra ! Alors tout le pays pourra apprendre ce que sera devenue la prude Héloïse de Maubertin, la femme du fantasque Jean Vaucourt, l’ancien clerc de notaire ! Ah ! ah ! ah !… Oh ! je serai bien vengée cette fois…

Et Mlle Pierrelieu s’en alla en ricanant, en grinçant des dents, en rugissant, en maudissant le ciel et la terre.

Ce n’était plus une femme, c’était une louve… une diablesse !

Aux mains de cette diablesse Héloïse endura les plus abominables tortures, tortures du corps, de l’esprit, du cœur. Et la diablesse l’ayant de plus en plus privée d’aliments, la jeune femme devint en peu de temps une sorte de cadavre vivant. Alors, comprenant qu’elle allait finir par mourir tout à fait et de faim et de douleurs dans cette prison, elle décida de fuir, si une occasion se présentait.

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L’automne était venu et avec l’automne la fin de la campagne de 1758 qui s’était terminée, pour les armes de la Nouvelle-France, par la belle victoire de Carillon.

Avec la fin de la campagne c’était le licenciement des troupes et leur rentrée au pays, et Jean Vaucourt revenait… il revenait blessé, mais pas mort. Aussi, à cette nouvelle, Bigot, Deschenaux et de Loys avaient-ils enragé, et leur première pensée avait été d’empêcher le capitaine canadien d’arriver vivant à Québec. Nous avons vu au premier chapitre de ce récit comment sa mort avait été préparée.

La scène terrible qui s’était passée, près de deux mois auparavant, chez Mlle Pierrelieu, n’avait pas eu d’autre suite que le martyre d’Héloïse. Quant à Deschenaux et le vicomte, ayant tous deux le même maître et menés par les mêmes intérêts, ils avaient paru oublier ce qui s’était passé. Deschenaux avait affecté de se désintéresser de la belle Héloïse, à la plus grande joie du vicomte. Puis il avait essayé de renouer les liens brisés avec Mlle Pierrelieu. Celle-ci avait feint de croire au repentir de Deschenaux, elle le recevait comme par le passé, mais en elle-même, tout au tréfonds d’elle-même, elle savourait le plat qu’elle lui promettait. Elle connaissait si bien ce Deschenaux à présent, qu’elle le savait toujours épris d’Héloïse. Elle se doutait même que le secrétaire de Bigot méditait quelque traîtrise, un coup de Jarnac qu’elle était décidée de parer. En attendant elle veillait sur sa proie, Héloïse, presque jour et nuit.

Bien entendu Deschenaux ne pouvait plus voir Héloïse ; et l’eût-il aperçue un mois après, il ne l’aurait pas reconnue tant elle était devenue méconnaissable. Mais, comme l’avait deviné Mlle Pierrelieu, il méditait un plan, celui de s’emparer de la femme de Jean Vaucourt après avoir endormi tout à fait la défiance de Mlle Pierrelieu et du vicomte. Mais ce n’était plus chez Deschenaux un sentiment d’admiration ou d’amour pour Héloïse qui le guidait, c’était pour