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LA BESACE DE HAINE

les étalages commençaient, les femmes en bavardant allaient aux provisions, des bandes de soldats et de matelots couraient de taverne en taverne, des artisans se rendaient au travail, et près des jetées du fleuve des mariniers appareillaient. Toute cette population française semblait joyeuse sous le ciel bleu, elle respirait la force et la confiance. L’espace paraissait rempli de chants de victoire. Là-haut, au-dessus du Fort Saint-Louis, flottait radieux, magnifique, victorieux, le grand drapeau des rois de France.

Pertuluis et Regaudin, jugeant qu’il était encore un peu trop matin pour se présenter devant le sieur Deschenaux, arrêtèrent, chemin faisant, en la taverne de la mère Rodioux.

— Bonjour, Mame Rodioux ! salua galamment Pertuluis.

— Bien le bonjour, messieurs les grenadiers !

La mère Rodioux, l’air d’assez bonne humeur, était à son comptoir. Rose Peluchet faisait le ménage tout en fredonnant gaîment un couplet.

— Salut à mademoiselle La Pluchette ! sourit Regaudin.

— Bien à vous, messieurs les grenadiers !

Deux ouvriers seulement buvaient un verre de vin au comptoir.

Les deux bravi s’assirent à une table et commandèrent deux carafons.

À neuf heures et demie ils décidèrent de remonter à la haute-ville et d’aller frapper à la porte de l’intendant, rue Saint-Louis, où domiciliait Deschenaux.

Le portier les reçut, mais il les avisa de suite que le sieur Deschenaux avait été appelé de bonne heure au Palais de l’Intendance pour certaine affaire urgente.

— Au Palais de l’Intendance ! fit Pertuluis un peu inquiet.

— Ne serait-ce pas plutôt à la Trésorerie ? interrogea Regaudin.

— Ah ! ah ! fit le portier en riant bénévolement, c’est après votre solde que vous courez, hein ! mes braves ?

— Justement, répondit Pertuluis. Savez-vous si elle nous sera payée bientôt ?

— Aujourd’hui même, mes braves. Aussi, dois-je vous dire que la Trésorerie se trouve au Palais de l’Intendance, vous n’aurez qu’à frapper à la même porte.

— Merci, mon vieux, dit Pertuluis qui, pour faire le grand seigneur, laissa tomber une pièce d’or dans la main du portier qui s’inclina.

Pertuluis ajouta avec importance :

— Tu boiras à la santé du Chevalier de Pertuluis !

Le portier, souriant avec ironie, s’inclina derechef et plus profondément.

Les deux amis gagnèrent le Palais de l’Intendance.

Mais là, pour entrer, il leur fallut parlementer avec des gardes, des portiers et des huissiers, si bien qu’ils commençaient de désespérer d’arriver à l’intérieur de l’édifice, lorsque, par hasard, Deschenaux traversa le grand vestibule et entendit les voix goguenardes des deux bravi. Les ayant reconnus, il appela un huissier et dit :

— Faites entrer ces deux grenadiers dans cette antichambre, je les attendais.

Il s’éloigna.

L’huissier fit exécuter l’ordre reçu, et Pertuluis et Regaudin furent introduits dans l’antichambre désignée par le secrétaire de Bigot.

Ils étaient à peine entrés qu’une porte, faisant vis-à-vis à celle par laquelle ils étaient venus, s’ouvrit pour encadrer la silhouette d’un domestique en grande livrée qui les invita à entrer.

Les deux individus enlevèrent leurs feutres battus et pénétrèrent dans un riche cabinet de travail, pour demeurer tout étourdis du luxe qui les entourait.

À une table ils aperçurent, assis et écrivant, l’homme qu’ils désiraient voir : Deschenaux.

— Ah ! ah ! dit le secrétaire de Bigot en levant la tête et en fronçant le sourcil, c’est vous, mes maîtres ?

— C’est nous ! affirma Pertuluis en s’inclinant jusqu’à terre.

— Peut-être bien que nous vous dérangeons ? émit timidement Regaudin en essayant de sourire aimablement.

— Peut-être ?… Non, répondit rudement Deschenaux. Mais assurément vous m’importunez grandement. J’espérais bien ne plus revoir vos museaux de chiens battus et rebattus.

— Monsieur !… fit Pertuluis courroucé.

— Monsieur !… bégaya Regaudin.

— Messieurs, interrompit Deschenaux avec un sourire railleur, je comprends que vous venez réclamer cent livres, pas vrai ?

— À la bonne heure ! souffla Regaudin. Nous commencions à penser que vous aviez oublié.

— Et vu que nous sommes d’honnêtes gens,