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LA BESACE DE HAINE

d’obscurité dans lesquels pourraient bien se cacher les maraudeurs… ayons de l’œil !

Au moment où ils pénétraient dans un bosquet qui de son ombre obscurcissait la route, un être humain surgit d’entre les arbres, et, le chapeau à la main gauche, l’écuelle à la main droite, cet homme dit d’une voix tremblante et quelque peu nasillante :

— Mes gentilshommes, une obole pour l’amour du bon Dieu !

L’endroit était trop obscur pour distinguer nettement les physionomies.

— Ah ! ça, maître quémandeur, gronda Pertuluis, que voulez-vous nous ficher ! Tout à l’heure on voulut voir le fond de nos goussets pour l’amour de nos cent livres ; et voilà qu’à présent pour l’amour du bon Dieu vous exigez l’obole !

— Mes bons seigneurs, larmoya le vieux mendiant, Dieu saura vous le rendre. Ma pauvre femme malade n’a plus même un once de pain…

— Oh ! oh ! se mit à rire Regaudin. Pourquoi alors ne demandes-tu pas, chevalier de l’écuelle, pour l’amour de ta femme…

— Ce qui serait moins mentir, ajouta Pertuluis.

— Mes gentilshommes, bégaya et pleurnicha le vieux, plus courbé, plus tremblant et avançant encore l’écuelle de bois, pour l’amour de la femme malade une petite obole !

— Allons, Regaudin, dit rudement Pertuluis, ce vieux va me faire pleurer ; verse-lui le contenu de ton gousset !

— Et à moi, Pertuluis, il va me crever le cœur… Donne-lui la moitié des cent livres puisque sa femme nous les rendra !

— Regaudin, bredouilla Pertuluis en essuyant ses yeux secs de la manche de sa capote, donne-lui un bon sur la caisse de monsieur l’intendant pour les cent livres qui nous reviennent, attendu que sa femme nous les rendra !

— Mes braves chevaliers, sanglota le mendiant, cent livres seraient une trop forte somme, car alors les maraudeurs courraient sus à ma peau. Un denier, mes gentilshommes, un p’tit denier seulement !

— Pauvre vieux, soupira fortement Pertuluis en tirant une petite pièce de monnaie blanche, je ne possède plus qu’un denier, et cependant je te le donne de toute la largeur de mon vieux cœur charitable. Va ! que Dieu te protège contre les maraudeurs !

— Pauvre vieux mendiant, étouffa de sanglots atroces Regaudin, il ne me reste juste qu’une pauvre petite obole et je te la donne. Va ! mon bon, et que Dieu protège ta femme contre la faim et la soif !

Dans cette ombre que la lune trouait peu à peu le mendiant esquissa un sourire ironique, salua d’un vieux feutre et disparut dans les buissons avoisinants.

— Ouf ! souffla rudement Pertuluis, s’il avait continué à me crever l’âme, je lui aurais donné nos cent livres !

— Eau et sang ! gémit Regaudin, s’il m’avait tiré un ou deux sanglots de plus, je lui aurais donné un bon de cent livres sur la caisse de M. Bigot !

Les deux grenadiers avaient depuis dix minutes continué leur chemin, lorsque Pertuluis arrêta son compagnon en disant :

— Écoute, Regaudin ! Qu’entendons-nous de ce côté ?

— Du côté de Sillery ? Eh bien ! nous devons entendre un roulement de charrette.

— Ventre-de-loup ! c’est bien ce que je me disais ; et même que ce roulement me paraît quelque peu sortir du bois.

— Tout juste. Nous sommes de quelques toises en retard.

— Par les saints Clous ! grommela Pertuluis, qui ne se fût trouvé en retard avec tous ces malandrins, gardes, sentinelles, mendiants que nous avons trouvés sur notre route !

— Heureusement que nous n’allons pas au ciel, soupira Regaudin, car nous ne saurions pas arrivés à temps !

— Halte ! souffla Pertuluis. Vois, Regaudin, au détour de ce bosquet…

— Eh bien ! n’est-ce pas une charrette et une escorte quelconque ?

— Pardieu ! j’entends bien la charrette grincer et les sabots des chevaux battre la route.

— Et moi, je vois des ombres humaines qui m’ont tout l’air de gardes.

— En ce cas, c’est notre escorte !

— Alors ?… interrogea Regaudin en tirant à demi sa rapière du fourreau.

— Alors, répliqua Pertuluis en tirant tout à fait sa rapière, jetons-nous dans ces taillis et attendons. Achever un homme à demi mort, ricana-t-il, ici ou là… quelle différence ?

— Aucune, aucune, cher Pertuluis.

— Donc, ce sera ici, Regaudin. Maintenant entendons-nous : moi j’embroche l’escorte, et toi tu cours à la charrette et tu piques…

— Entendu… mais silence, souffla Regaudin, on approche !

La charrette n’était plus qu’à trente ver-