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la belle de carillon

l’avait ensuite toisé avec quelque mépris, puis il avait répliqué avec hauteur :

— Capitaine, je comprends fort mal cette démarche de votre part. Vous n’ignorez pas les règlements qui spécifient que nul outil ne sera livré que contre réquisition signée par l’un des trois chefs de l’armée.

— Oui, mais sachez que les trois chefs sont partis en excursion pour examiner le pays environnant, et sachez aussi que nous avons besoin d’outils, attendus que dix de mes hommes se trouvent inactifs.

— Ce n’est pas ma faute, répliqua le commissaire avec un léger dédain. Attendez que soit revenu le général.

— Et s’il ne revient qu’à la nuit ?…

— Attendez à la nuit, sourit ironiquement Desprès.

Valmont tremblait de colère.

— Et vous croyez que dix de mes hommes vont demeurer à rien faire ?

— Ce ne sont pas eux qui s’en plaindront, j’imagine.

— Et les retranchements que nous avons ordre de compléter aujourd’hui ?

— Bah ! vous les finirez demain !

À la fin, il y avait de l’impertinence chez le commandant du Port, et le capitaine Valmont en sentait toute l’injure. Il essaya encore de se maîtriser et répliqua :

— Parfait, nous les finirons demain ces retranchements. Mais s’il est quelqu’un de blâmé ce soir parce qu’ils n’auront pas été complétés, ce ne sera pas vous ?

— Certainement non !

— Oh ! décidément, Monsieur, s’écria Valmont hors de lui cette fois, vous êtes insupportable !

Le commissaire pâlit et ordonna sur un ton menaçant :

— Capitaine, à votre poste ! Ce soir, je vous rapporterai à votre général !

— Ah ! ah ! se mit à rire Valmont… Et vous pensez que je ne vous rapporterai pas, moi ? Mieux que cela, Monsieur, je demanderai votre renvoi, car vous ne remplissez pas les devoirs de votre charge.

— C’est assez ! cria le commandant en colère. Allez-vous-en !

— Je ne m’en irai pas, riposta Valmont, que vous ne m’ayez livré les outils que je réclame.

— Vous ne les aurez pas !

— Je les prendrai par la force !

— Prenez garde, Capitaine !…

— C’est à vous de prendre garde, rétorqua le capitaine Valmont. Observez qu’ici vous êtes le serviteur d’une armée, et non plus celui d’un intendant-royal débonnaire qui, il me semble, prend sous sa protection un peu trop d’imposteurs.

Cette cinglante réplique fit bondir le commissaire qui voulut souffleter le Capitaine. Mais celui-ci évita la main qui s’était levée sur lui. Il tira son épée, marcha résolument à la porte du magasin et commanda à ses hommes :

— Venez et prenez les outils qu’il vous faut ! Le premier homme qui s’interposera fera connaissance avec cette lame !

L’affaire prenait une tournure grave. Plus loin, les deux femmes, spectatrices silencieuses jusque-là, jetèrent une exclamation d’émoi, mais elles n’osèrent intervenir. Très livide et le cœur dévoré par la rage, le commissaire jeta les yeux sur les quelques soldats de la garnison qui avaient été témoins de cette altercation, et il sembla qu’il allait leur donner l’ordre de s’opposer à l’audace de Valmont et de ses gens. Mais il eut peur, probablement, de donner un tel ordre. D’ailleurs, les quatre miliciens et le lieutenant qui les commandait n’avaient pas bougé à l’ordre de leur capitaine, stupéfiés qu’ils étaient eux-mêmes par l’audace de ce dernier. En effet, c’était pour Valmont se rendre maître de la place, à moins qu’il n’eût voulu seulement par une sorte de téméraire bravade intimider le commandant. Mais le capitaine était loin de songer à faire une simple et stupide bravade, il était venu chercher des outils dont ses hommes avaient un pressant besoin, et il les prendrait bon gré mal gré.

— Allons ! Bertachou, cria-t-il, viens prendre ces outils.

Bertachou, le lieutenant de Valmont, était un grand gaillard dépassant la cinquantaine, soldat de métier et ayant à son actif plusieurs campagnes en Europe. Depuis une dizaine d’années il guerroyait avec les troupes coloniales en Amérique. Un jour, dans une rencontre sanglante sur les frontières de l’Ohio avec des Sauvages qui avaient été soudoyés par les Anglais, Valmont, alors simple lieutenant, avait sauvé la vie à Bertachou. Celui-ci avait juré au jeune canadien une reconnaissance éternelle, et plus tard, quand Valmont fut nommé capitaine d’un bataillon de miliciens, Bertachou obtint qu’il fut porté