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la belle de carillon

Les seconds de Desprès, revenus de leur stupeur, s’approchèrent à leur tour, et l’un d’eux dit avec un sourire ambigu :

— Ma foi, tant pis pour lui !

Ce fut l’oraison funèbre du Commissaire Desprès, et ce fut tout.

Bertachou courut au Port pour en ramener des soldats et un brancard. Plus tard, dans la grande salle d’armes du Port le corps du commandant était exposé ; mais près de là une orpheline s’évanouissait de douleur, tandis qu’une veuve se jurait de tirer une terrible vengeance contre l’auteur de cette catastrophe.

III

BAGARRE


À neuf heures du même soir, toute l’affaire était connue de l’armée. Montcalm venait d’arriver d’une excursion au Lac Saint-Sacrement ; il fit appeler Lévis, Bourlamaque et Pontleroy et tint conseil avec ces trois officiers supérieurs. Il fut décidé de mettre le capitaine Valmont sous arrêts. Mais dans les retranchements des milices on ne put trouver Valmont, ni d’Alvarez chez les Grenadiers. Qu’étaient devenus les deux amis ?… Qu’importe !

Naturellement, cette affaire avait pris l’importance d’un événement extraordinaire, et une foule de soldats de toutes armes et de miliciens s’étaient rendus aux abords du fort dans l’espoir de tirer plus de détails pour satisfaire leur curiosité. La cantine débordait de buveurs, si bien que le cantinier avait dû envoyer Patte-de-bois au fort pour avoir les services de deux soldats de la garnison. Naturellement, on ne parlait pas d’autre chose que du duel tout récent et du dénouement tragique qui en avait résulté. Hormis la garnison, qui se trouvait plus particulièrement attachée à Desprès, toute l’armée paraissait contente de la mort du Commissaire. Seules, quelques voix blâmaient Valmont dans un angle de la cantine où s’étaient groupés quelques soldats de la garnison et un lieutenant qui les commandait. Ces hommes avaient reçu des faveurs du Commissaire, et il était naturel qu’ils rendissent hommages au défunt et blâmassent son adversaire.

Mais Bertachou était là. En effet, des camarades l’avaient entraîné à la cantine pour lui paver à boire et l’amener à raconter tous les détails de l’affaire. Nous avons dit que Bertachou aimait à boire, et souvent à boire plus que de raison. D’ordinaire Bertachou était bon garçon ; mais quand il était à demi ivre il devenait chatouilleux, et il ne fallait pas qu’on le contrariât et encore moins qu’on lui pilât sur les pieds : il devenait alors terrible et dangereux.

Comme on était en train de discuter l’affaire et qu’on voulait savoir lequel des deux adversaires avait jeté le gant, Bertachou déclara sur un ton péremptoire :

— C’est Desprès qui, le premier, a lancé l’outrage… j’étais là !

— Et j’y étais aussi, Bertachou ! cria une voix forte venant, de l’angle où étaient réunis les soldats de la garnison.

Bertachou se leva d’un bond et décocha un coup d’œil terrible à celui qui venait de parler.

— Ah ! ah ! fit-il, c’est toi qui parles, Peyrolet ? Eh bien ! vas-tu me contredire ?

Ce Peyrolet était un petit jeune homme qui, avec ses subalternes, affectait les façons d’un grand personnage. Il était lieutenant des soldats de la garnison, grade qu’il devait à l’influence de Desprès, et il se croyait supérieur aux officiers des milices canadiennes. Et dans les circonstances, il était tout naturel qu’il prit la défense du Commissaire. Il répondit à Bertachou avec un air de suffisance :

— Je n’ai pas l’habitude de contredire les gens qui parlent à tort et à travers, mais tout de même j’aime à dire et à entendre la vérité.

— Et alors, est-ce que je n’ai pas dit vrai ? demanda Bertachou dont le visage prit toutes les couleurs.

— Je ne veux pas dire que tu n’as pas dit vrai, Bertachou ; mais je peux jurer que tu fausses les paroles et les faits.

— Oh ! tu m’en diras tant, freluquet !… s’écria le lieutenant des milices en frappant la table de son poing.

Les yeux de Bertachou s’étaient subitement injectés de sang.

— Allons ! allons !… dit en zézayguant un soldat ivre. Faut-il qu’on se harpaille pour si peu, quand c’est le temps de prier pour l’âme d’un trépassé !

On se mit à rire à la ronde.

Mais Bertachou, lui, n’avait pas envie de rire.

— Je dis, reprit-il avec force, que Des-