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la belle de carillon

fameuse. Mais, sacrediable ! je devrai vous regarder manger, puisque je n’ai pas d’argent.

— Eh bien ! répliqua malicieusement le capitaine, si tu ne peux pas manger, tu pourras boire un peu…

— Boire ?… Boire quoi et avec quoi ?… Je vous dis que mon escarcelle a la gueule en bas !

— En ce cas, mon brave Bertachou, je te paierai à boire et à manger… viens !

La cantine était une longue et basse baraque qu’on avait élevée à quelques toises du Fort sous un bouquet de hêtres. Elle était tenue par deux hommes : un vieux militaire réformé et un jeune Canadien dont la jambe gauche avait été amputée à la suite de blessures graves que le jeune homme avait reçues dans un engagement, deux années auparavant, à la prise d’Oswégo. On avait réussi à l’accommoder d’une jambe de bois, et, après, il avait été surnommé Patte-de-bois. Le vieux militaire cuisinait, le jeune servait la clientèle. La baraque était aménagée de longues tables rectangulaires avec bancs rustiques de chaque côté. Lorsque le soldat n’avait pu assouvir sa faim avec sa ration quotidienne, le soir venu et pour quelques deniers il pouvait aller à la cantine manger du gibier ou du poisson arrosé de cidre doux, ou d’un petit vin rouge acide qui avait pour unique effet de jeter quelque désordre dans le ventre de celui qui l’avait avalé. Mais, répétons-le, ceci était servi pour quelques deniers seulement. Mais si le client avait des écus, c’était différent. S’il avait de l’or, c’était encore mieux. Car le vieux militaire avait des réserves précieuses qu’alimentait le sieur Desprès, commissaire des vivres et sommelier de l’armée, et alors on pouvait boire des vins excellents, des bières mousseuses et l’on pouvait manger tout aussi bien qu’à la table de Monsieur le Commissaire lui-même. Naturellement, il n’y avait que les officiers qui pussent se payer ce luxe dont les profits allaient dans le gousset du Commissaire au détriment des coffres du roi.

Lorsque Valmont et son lieutenant entrèrent dans la cantine, il ne s’y trouvait encore que deux sous-officiers français qui, silencieux, mangeaient à l’autre extrémité, près de la cuisine. Valmont, ne connaissant ces deux hommes que de vue, les salua seulement de la main, et s’assit à une table près de la porte. Bertachou prit place en face de son capitaine. Celui-ci commanda un potage et du vin… du meilleur, et dix minutes après les deux amis mangeaient en silence. Chose curieuse, Valmont était très calme, tandis que Bertachou paraissait très énervé. Ce dernier, une fois, échappa son gobelet rempli de vin. Il sacra avec fureur.

— Sacrediable ! suis-je un enfant que je ne sais plus tenir ma tasse !

— Au fait, dit Valmont en souriant, tu tiendrais mieux ta rapière, mon vieux.

— Ah ! pour ça, oui ; c’est vous qui le dites. Savez-vous, Capitaine, que j’aimerais à me voir à votre place ?

— Pas ce soir, Bertachou, tu es trop énervé.

— Pardieu ! qui ne le serait, à savoir qu’on va choquer de la lame et qu’on n’en sera point !

— Tu en seras comme témoin.

— Ça ne me suffit pas. Et puis, je redoute toujours que vous ne teniez pas compte de mes conseils.

— Sois tranquille. Vois comme je suis calme…

— C’est vrai, Capitaine. Eh bien ! tant mieux que je me fasse des peurs inutiles…

Et, ayant dit, Bertachou remplit sa tasse de vin pour la vider aussitôt d’un trait énorme. Puis, silencieux, il se mit à ronger une côtelette de chevreuil.

Au fond de la baraque les deux sous-officiers s’étaient mis à causer à mi-voix. Plus loin, le vieux cantinier grillait sur la flamme d’un fourneau un brochet que Patte-de-bois avait tiré de la rivière dans l’après-midi. Et lui, Patte-de-bois, frottait des tasses et des gamelles avec ardeur, tout en sifflant l’air endiablé d’un cotillon. Ma foi, cet invalide avait bien l’air tout à fait heureux de son sort.

À huit heures moins dix minutes, Valmont se leva de table. Bertachou venait de finir aussi son repas et de vider sa dernière tasse de vin. Le Capitaine alla payer la dépense et sortit accompagné de son lieutenant.

Le soleil venait de se coucher. Mais il faisait encore beau jour sous le ciel d’un bleu tendre que pas un nuage ne tachait. L’air était frais et plus embaumé. Des massifs qui se teignaient d’ombre partaient les chants crépusculaires, et sous le firmament et dans les échos paisibles ces chants